22-07-2025
Sombrer dans la famine qu'on photographie
Des manifestants et des journalistes se sont rassemblés samedi, à Gaza, pour protester contre la famine qui sévit dans l'enclave palestinienne.
« Je n'ai plus la force de travailler pour les médias. Mon corps est maigre et je ne peux plus travailler. »
Dans un moment de désespoir, Bashar*, qui est actuellement le photographe principal de l'Agence France-Presse (AFP) dans la bande de Gaza, a écrit cette phrase crève-cœur sur Facebook le 19 juillet.
Dans un autre message, le photoreporter annonce – avec un euphémisme – que son frère aîné a succombé à la faim. « Je me sens vaincu pour la première fois », écrit le jeune homme de 30 ans qui collabore avec l'agence de presse internationale depuis près de 15 ans.
Ce travail demande une résilience sans borne. Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), plus de 170 journalistes gazaouis ont été tués depuis le début de l'offensive israélienne à Gaza, au lendemain des attentats du Hamas du 7 octobre 2023.
PHOTO EBRAHIM HAJJAJ, ARCHIVES REUTERS
Funérailles d'un journaliste tué, selon le ministère de la Santé de Gaza, par une frappe israélienne, le 10 juin dernier
Cette offensive, qui a tué près de 59 000 Palestiniens à ce jour, selon le ministère de la Santé de Gaza, a elle-même été précédée par plus de 15 ans de blocus, d'épisodes de guerre et de répression politique. Et malgré tout, Bashar n'a jamais arrêté de documenter la vie à Gaza, la destruction, les privations, mais aussi les cœurs qui battent.
Jusqu'à ce que la faim – qui accable la grande majorité des 2,2 millions d'habitants de Gaza depuis qu'Israël a imposé un blocus complet en mars et rationne l'entrée des vivres depuis la fin mai – frappe avec insistance à sa porte. En fait, à ce qui lui reste de porte.
Le photographe, déplacé plusieurs fois en 20 mois par les bombardements israéliens, vit dans les ruines de sa maison de la ville de Gaza avec sept autres membres de sa famille.
J'ai réussi à le joindre hier et il s'accrochait à un brin d'espoir. Il venait de mettre la main sur quelques vivres qui sont disponibles dans les marchés de Gaza et se vendent à prix d'or. « Je suis en vie, m'a-t-il écrit. J'ai réussi à acheter deux kilos de farine à 100 shekels (40 $) et des haricots à 70 shekels (28 $) le kilo. Ce soir, on mange du pain et des haricots frits », décrit-il sur Messenger. Un petit triomphe dans une mer d'inquiétude et de détresse.
Les récentes publications du photographe ont fait bondir les dirigeants de la Société des journalistes (SDJ) de l'Agence France-Presse, une association de 430 journalistes de l'AFP qui défendent à l'interne l'indépendance journalistique, l'éthique et l'exercice du métier. Lundi, ils ont décidé de publier une lettre ouverte pour faire connaître la situation extrêmement préoccupante de Bashar et des huit autres collaborateurs gazaouis qui sont toujours sur le terrain.
« Depuis que l'AFP a été fondée en août 1944, nous avons perdu des journalistes dans des conflits, nous avons eu des blessés et des prisonniers dans nos rangs, mais aucun de nous n'a le souvenir d'avoir vu un collaborateur mourir de faim », peut-on lire dans la missive qui a été relayée par des journalistes de plusieurs pays sur les réseaux sociaux.
PHOTO RAMADAN ABED, REUTERS
Des Palestiniens ont essayé dimanche d'obtenir de la nourriture à Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza.
La direction de l'AFP n'a pas tardé à emboîter le pas à la SDJ et à déplorer la « situation intenable » dans laquelle ses collaborateurs se trouvent, « malgré un courage, un engagement professionnel et une résilience exemplaires », lit-on dans un communiqué.
L'organisation de presse, qui avait évacué son personnel permanent de la bande de Gaza entre janvier et avril 2024, désire maintenant évacuer ses collaborateurs, sans manquer de souligner l'impact qu'aura leur départ. « Depuis le 7 octobre [2023], Israël interdit l'accès de la bande de Gaza à tous les journalistes internationaux. Dans ce contexte, le travail de nos pigistes palestiniens est capital pour l'information du monde, peut-on lire. Mais leur vie est en danger, aussi exhortons-nous les autorités israéliennes à autoriser leur évacuation immédiate. »
Une requête aussi tragique que nécessaire.
Ce n'est pas la seule demande pressante qu'a reçue le gouvernement israélien lundi. Un groupe de 25 pays, incluant le Canada, a publié une déclaration demandant la fin immédiate du conflit à Gaza et dénonçant le système de distribution d'aide mis en place par Israël depuis la fin mai et dont j'ai récemment fait état1.
PHOTO MAHMOUD ISSA, ARCHIVES REUTERS
Une foule attend le début d'une distribution alimentaire à Gaza, le 14 juillet dernier.
« Nous condamnons l'apport d'aide au compte-gouttes et le massacre inhumain des civils, dont les enfants, qui tentent de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires en eau et en nourriture. Il est effroyable que 800 Palestiniennes et Palestiniens aient été tués alors qu'ils cherchaient de l'aide », ont noté les ministres des Affaires étrangères de pays allant du Royaume-Uni à l'Australie, en passant par le Japon, la Pologne et la France.
Et comment a réagi le gouvernement israélien à cette missive qui le montre du doigt, tout en demandant la libération des otages que retient le Hamas ? Comme à son habitude. En rejetant le tout en bloc.
« Car [la déclaration] est déconnectée de la réalité et envoie le mauvais signal au Hamas », selon le gouvernement de Benyamin Nétanyahou.
Espérons maintenant que la réponse des pays signataires ne sera pas qu'une autre série de mots, mais plutôt un chapelet d'actions concrètes, incluant des sanctions, un embargo complet sur la vente d'armes, la suspension d'accords économiques et un soutien fort à la Cour pénale internationale, qui se penche sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis dans l'enclave palestinienne.
Car s'il y a des « déconnectés » dans cette affaire, ce ne sont pas ceux qui dénoncent les horreurs en cours à Gaza, mais bien ceux qui nient les faits que documentent, jusqu'au bout de leurs forces, Bashar et ses collègues.
* Au moment où ces lignes étaient publiées, Bashar, que nous avons interrogé par le biais de Messenger, n'avait pas eu l'aval de l'AFP pour que son nom complet et sa photo soient publiés.
1. Relisez la chronique « Le contraire de l'aide humanitaire »