18 hours ago
Qu'il faut pouvoir magasiner les soirs de week-end
Selon Christopher Skeete, le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord à réglementer les heures d'ouverture des commerces.
Des magasins ouverts jusqu'à 20 h les samedis et les dimanches ? Ce sera bientôt possible à Laval, à Gatineau et à Saint-Georges, en Beauce, dans le cadre d'un projet pilote lancé par Québec.
Quel problème le gouvernement veut-il régler par cette intervention ? Les Québécois éprouvent-ils réellement un besoin viscéral de magasiner le samedi soir ? Et les employés ne méritent-ils pas de pouvoir souper avec leurs proches le week-end au lieu d'être plantés derrière une caisse enregistreuse ?
Ce sont les questions que j'avais pour le ministre délégué à l'Économie, Christopher Skeete, à qui j'ai demandé de me convaincre du bien-fondé du projet qu'il pilote.
J'ai éprouvé beaucoup de plaisir à argumenter avec M. Skeete, qui a pris la joute oratoire juste assez au sérieux pour qu'on débatte en s'amusant.
Dressez la liste des principaux problèmes économiques du Québec et je vous gage une séance de magasinage à mes frais que la question des heures d'ouverture des commerces ne figurera pas dans votre top 5, ni même votre top 10.
Pourquoi diable s'y attaquer ?
Christopher Skeete renverse la question. Il me parle des inspecteurs qui doivent surveiller les commerçants et leur dire : « Il est 17 h 02, je te mets à l'amende parce que tu n'es pas censé être ouvert. »
Il évoque les nombreuses exceptions à gérer. Les épiceries, les pharmacies, les librairies et les disquaires peuvent fermer plus tard, notamment. Les commerces désignés en zone touristique échappent à la loi.
PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE
Le ministre délégué à l'Économie, Christopher Skeete
Ceux qui n'ont pas d'exception se plaignent. Pourquoi c'est ouvert à Montréal et pas chez nous ? Et c'est moi qui dois gérer l'arbitraire de tout ça.
Christopher Skeete, ministre délégué à l'Économie
Des exceptions temporaires sont aussi régulièrement demandées. M. Skeete donne l'exemple des commerçants de Saint-Tite, en Mauricie, qui veulent être ouverts plus longtemps pendant le festival western.
« Ça prend du temps pour analyser les dossiers, ça prend des gens pour suivre les dossiers et s'assurer que tout va bien, ça requiert des inspecteurs pour s'assurer que la loi est respectée », énumère-t-il.
Son argument : le gouvernement a mieux à faire de ses ressources. Il souligne que le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord à réglementer les heures d'ouverture des commerces.
« Il y a trois personnes qui dansent le tango : le consommateur, le commerçant et le gouvernement. Moi, je préfère retirer la troisième roue, qui est le gouvernement, et laisser les consommateurs et les commerçants avoir ces discussions », plaide-t-il.
Je lui fais remarquer qu'à mon avis, il a oublié un partenaire de danse : le travailleur. C'est à lui qu'on a pensé en limitant les heures d'ouverture. L'idée était de trouver un équilibre entre le travail et la vie personnelle et familiale.
PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE
Une exemption permet à la Ville de Montréal de déterminer les périodes d'ouverture des commerces sur son territoire de façon indépendante.
Le ministre me répond qu'aucun commerçant n'est obligé d'ouvrir jusqu'à 20 h. Ceux qui préfèrent fermer à 17 h pour retenir leurs employés pourront continuer à le faire. Et les employés mécontents, dit-il, n'ont qu'à fixer leurs limites.
« T'as juste à dire à ton boss : je ne suis pas disponible les samedis soir, dit-il. Je ne vois pas en quoi offrir plus de quarts de travail est mauvais pour le travailleur. »
Je réponds au ministre que les soirs de week-end sont des moments forts pour la culture. Théâtre, spectacles de musique… les artistes ne risquent-ils pas d'écoper si les consommateurs et les employés sont dans les boutiques ?
Le silence se fait au bout de la ligne.
« Ça fait deux ans et demi que je travaille le dossier des heures d'ouverture et c'est la première fois qu'on évoque la culture ! Alors vous me prenez de court », finit par lancer le ministre.
Mais je vous dirais : est-ce que c'est la job du gouvernement de dire au commerçant du coin : toi, tu fermes à 17 h pour ne pas nuire au théâtre à côté ?
Christopher Skeete, ministre délégué à l'Économie
Ma collègue Marie-Eve Fournier évoquait le risque que l'allongement des heures d'ouverture fasse grimper les frais d'exploitation des commerces sans que les ventes suivent, ce qui pourrait se traduire par une hausse des prix1. Christopher Skeete réplique que ce sera aux commerçants de prendre ces décisions.
Je sens le ministre tellement déterminé à allonger les heures d'ouverture que je lui demande s'il aura un parti pris au moment d'évaluer les projets pilotes, dans un an.
« C'est sûr que j'ai une opinion, admet-il. Et je fais une hypothèse : celle que le gouvernement n'a pas rapport là-dedans. Maintenant, cette hypothèse, on va la tester avec les gens sur le terrain. Je suis totalement ouvert à me faire convaincre que je n'ai pas raison. »
Lorsque je demande à M. Skeete si le point de vue des travailleurs sera recueilli, sa réponse est révélatrice.
« On va aller parler à ce monde-là, assure-t-il. On va leur demander : 'Eille, patron, c'est quoi ton impression de l'impact sur la qualité de vie de ton travailleur ?' »
Je bondis. Le gouvernement passera par les patrons pour avoir le point de vue des travailleurs ?
« J'ai dit ça, mais on va aussi parler aux travailleurs », se reprend le ministre.
« Le commerce en ligne est ouvert 24 h sur 24, rappelle Christopher Skeete. Il met une pression énorme sur nos commerces et ce que je souhaite le plus, c'est l'achat local. Je veux juste offrir un peu de flexibilité à nos commerces pour qu'ils puissent tirer leur épingle du jeu. »
Verdict
Dans notre société déjà frappée par la surconsommation, il me semble qu'on pourrait faire autre chose de nos soirs de week-end que de magasiner. Je ne déchirerai pas ma chemise pour un projet pilote, cela dit (surtout que je déteste magasiner des vêtements, peu importe l'heure). Que Québec veuille tester une idée, pourquoi pas ? La question de savoir si c'est au gouvernement de gérer les heures d'ouverture des commerces est légitime, et je comprends le ministre Skeete de vouloir donner des outils aux commerçants pour concurrencer l'achat en ligne. J'ai néanmoins une inquiétude. À plusieurs reprises, M. Skeete m'a affirmé que la question des heures d'ouverture est une conversation qui doit se tenir entre le consommateur et le commerçant, évacuant le travailleur de l'équation. Son premier réflexe de dire qu'il recueillera le point de vue des employés en interrogeant les patrons est aussi troublant. Un employé peut-il refuser des heures aussi simplement que le prétend le ministre ? Ça reste à évaluer. Je n'ai aucun doute que les commerçants ont l'oreille du ministre. Est-ce aussi le cas des employés du commerce de détail, souvent non syndiqués ? Il me semble impératif qu'ils fassent pleinement partie de la réflexion.
1. Lisez la chronique de Marie-Eve Fournier
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