10-08-2025
Victoria Mboko et l'importance d'avoir des modèles
Le triomphe de Victoria Mboko à l'Omnium Banque Nationale a été galvanisant et inspirant pour de nombreux Québécois et Canadiens. Pour les jeunes (et même les moins jeunes) issus des communautés noires et racisées, le sacre de cette athlète d'origine congolaise revêt une importance particulière : celle de voir une femme qui leur ressemble être dominante, victorieuse et célébrée.
« C'était magnifique, magnifique, magnifique ! Et certains enfants ont dû être inspirés en la voyant à la télé. » Dorothy Williams, professeure à l'Université Concordia, experte dans la recherche sur l'Histoire des personnes noires au Canada et grande amatrice de tennis, suit Victoria Mboko depuis des mois, avant même son passage à l'Omnium de Montréal. « Je ressens toujours une fierté, je me rallie beaucoup derrière les athlètes noirs de la diaspora », dit-elle.
Son sentiment de fierté a fort probablement été partagé par de nombreuses personnes afrodescendantes jeudi. « Même sans suivre le sport, j'ai vu la nouvelle [de la victoire de Mboko] circuler et ça m'a fait chaud au cœur, commente d'ailleurs Marie-Daphné Laguerre, conseillère en ressources humaines, spécialisée en diversité et inclusion. Moi, c'étaient les sœurs Williams qui m'avaient beaucoup inspirée. Que ça se passe localement, chez nous, au Canada, ça va apporter une dimension socioculturelle qu'on pourrait avoir tendance à minimiser. »
Pour l'experte, d'origine afro-caribéenne, la signification d'un moment historique comme la victoire de Victoria Mboko à l'Omnium est grande pour la communauté afrodescendante.
PHOTO SUZANNE NG, FOURNIE PAR MARIE-DAPHNÉ LAGUERRE
Marie-Daphné Laguerre, conseillère en ressources humaines, spécialisée en diversité et inclusion
Cela donne une certaine visibilité, mais aussi des modèles auxquels s'identifier. C'est tellement important.
Marie-Daphné Laguerre, conseillère en ressources humaines, spécialisée en diversité et inclusion
Le soir de son triomphe, Victoria Mboko a elle-même affirmé qu'elle avait grandi en admirant sa rivale en finale, la joueuse d'origine japonaise et haïtienne Naomi Osaka, classée première au monde en 2019.
Ces dernières semaines, victoire après victoire, Mboko, qui porte si bien son prénom, a attiré les projecteurs sur son jeu. Les amateurs de tennis l'ont remarquée et se sont mis à la suivre avec de plus en plus d'attention. Jeudi, ils étaient des milliers à brandir des pancartes avec son nom ou des affiches en carton de son visage. Un visage encore juvénile, mais aussi un visage à la couleur de peau foncée. « C'était beau de voir Montréal la célébrer de cette façon », se réjouit Dorothy Williams.
PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE
Victoria Mboko soulevant son trophée sous les applaudissements du public montréalais, jeudi
Mboko est désormais classée 24e au monde. On la surnomme la « reine » Victoria. Son ascension a été fulgurante. On ne le mentionne pas souvent, mais elle s'est aussi enrichie de plus d'un million de dollars grâce à son parcours à Montréal. Tout cela entre les mains d'une femme noire.
Le tennis est pourtant encore considéré comme un sport pour une classe aisée. Les accès onéreux aux clubs ne sont pas donnés à tout le monde. Née dans la haute bourgeoisie anglaise, longtemps dominée par des joueurs européens ou américains, la discipline est demeurée la chasse gardée des plus riches. Elle est encore, de nos jours, plus répandue dans les régions où les populations les mieux nanties résident.
PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE
Les sœurs Serena et Venus Williams s'étaient affrontées en demi-finale de la Coupe Rogers, à Montréal, en 2014. Venus avait remporté le match.
Et pourtant, pendant longtemps, ce sont les sœurs Serena et Venus Williams, deux femmes noires issues du quartier pauvre de Compton, à Los Angeles, qui ont dominé le circuit professionnel. Depuis, on retrouve des joueuses d'ascendance africaine (et de toutes sortes d'origines diverses) à plusieurs niveaux du classement professionnel.
Continuer de changer les mentalités
« Cela reste un défi économique d'obtenir l'opportunité d'essayer des sports quand on est jeune, de trouver ce qu'on aime », remarque Dorothy Williams, qui précise que les communautés racisées sont surreprésentées parmi la frange la plus pauvre de notre société.
De plus, une récente étude de Statistique Canada démontre que plus du quart des personnes pratiquant des activités sportives ont déclaré que le racisme et la discrimination sont des problèmes dans les sports communautaires. Les personnes racisées sont trois fois plus susceptibles de subir un traitement injuste que leurs homologues non racisés. Plus d'une personne sur dix a cessé de pratiquer en raison d'une expérience négative. Bref, le chemin est semé d'embûches.
Les sports d'élite coûtent cher et il y a eu des efforts conscients à une certaine époque pour ne pas intégrer de diversité, ce qui fait aussi qu'on a tellement été rejetés longtemps qu'on ne pense même pas qu'on a notre place.
Marie-Daphné Laguerre, conseillère en ressources humaines, spécialisée en diversité et inclusion
Des figures comme les Williams et les Mboko de ce monde sont des symboles forts pour tenter de faire changer les choses. L'impact se ressent même au-delà de la sphère sportive : combien de ceux et celles qui ont assisté au sacre de Victoria Mboko jeudi n'en ont en fait rien à faire du tennis ? Combien d'admirateurs de Serena Williams ne savent même pas ce qu'est un as ou l'ont découvert grâce à elle ?
« Je pense à une Jennifer Abel et je me dis qu'il y a peut-être des enfants qui ont été inspirés à faire du plongeon en la voyant », commente Dorothy Williams.
IMAGE TIRÉE DU SITE INTERNET DE DOROTHY WILLIAMS
La professeure de l'Université Concordia Dorothy Williams
Mais au-delà des individus (que ce soit les admirateurs dans les gradins, les entraîneurs ou les sportifs eux-mêmes), c'est le système qui doit continuer d'avancer. « Dans une société ouverte, il faut que ces choses-là [le sacre d'une femme noire] deviennent normales, pas l'exception, dit Marie-Daphné Laguerre. Une société peut être diversifiée en apparence, mais pas nécessairement axée sur l'inclusion. Mon souhait, c'est qu'on mette l'accent sur l'inclusion. »
Victoires individuelles, mais pas sociales
Mboko n'est pas la seule membre racisée des associations professionnelles de tennis qui se démarque. La Japonaise Naomi Osaka, la numéro deux mondiale Coco Gauff, la Québécoise Leylah Fernandez, l'Afro-Américain Ben Shelton ou les Montréalais Félix Auger-Aliassime et Gabriel Diallo du côté des hommes… la mixité culturelle est flagrante parmi les joueurs importants du circuit, tandis que le tennis s'est largement démocratisé dans les dernières décennies.
PHOTO FRANK GUNN, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE
Félix Auger-Aliassime
« La population noire canadienne est très petite, nous ne représentons que 5 %, mais nous produisons de nombreux athlètes d'élite, dans tous les sports, dont le tennis », relève Dorothy Williams. Il y a même, ajoute-t-elle, cette attente envers les personnes noires d'être de bons sportifs, de courir vite, par exemple (tout comme on présume qu'elles sont de bons musiciens), même si leur place est plus difficile à obtenir.
Dorothy Williams, toutefois, dit ne pas se faire d'illusions : ce moment Mboko ne risque pas de se traduire en un changement social systémique. L'affection du public qu'elle reçoit ne veut pas dire que toutes les jeunes femmes qui lui ressemblent auront soudainement plus d'opportunités, bien qu'elles puissent être inspirées par le parcours de la Canadienne.
« Il y a cette excitation, mais l'impact n'est pas social. Je ne pense pas qu'il y ait de corrélation entre la gloire d'une athlète et le destin de toute une communauté, explique-t-elle. Les travailleurs noirs gagnent encore 20 % moins que les travailleurs blancs sur le marché. On verra bien dans six mois, mais je ne pense pas que cela aura changé. »
La professeure a d'ailleurs écrit il y a 25 ans une thèse de maîtrise intitulée Le mythe Jackie Robinson, concernant cet autre sportif noir à qui le public a momentanément voué un culte. « On présumait que le fait que Montréal l'acceptait et était fière [d'avoir Jackie Robinson dans son équipe de baseball] était un signe d'une plus grande tolérance envers la communauté noire, mais ce n'était qu'un mythe et son succès n'a pas changé le fait que les Noirs n'avaient pas les mêmes opportunités économiques à Montréal », affirme Mme Williams.
« Les portes ne s'ouvriront pas forcément plus, mais je pense en revanche que pour les enfants noirs qui ont un intérêt à jouer au tennis, le triomphe de Mboko sera très encourageant », conclut-elle.