10-07-2025
Srebenica: trente ans après le massacre, l'impossible mémoire commune
Massacre en Bosnie en 1995
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Trente ans après le génocide de Srebrenica, l'impossible mémoire commune
La contestation du génocide de Srebrenica par les nationalistes serbes empêche toujours la réconciliation de la société bosnienne.
Louis Seiller
- Envoyé spécial à Srebenica
Le génocide de Srebenica est le plus important massacre commis sur le sol européen depuis 1945.
Louis Seiller
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En bref : Trente ans après le massacre, la ville de Srebrenica peine à reconstruire une coexistence paisible entre communautés.
Les Serbes continuent de nier le génocide malgré les preuves internationales.
L'identification des victimes dans les fosses communes se poursuit encore aujourd'hui.
Les discours nationalistes des dirigeants serbes freinent la réconciliation en Bosnie.
«Je me bats pour ce pays! Je me bats pour tous ses habitants: les Serbes, les Bosniaques, les Croates… Je me bats pour une Bosnie multiethnique, multiculturelle!» À l'étroit, dans son petit bureau situé au rez-de-chaussée de la mairie de Srebrenica, Muhizin Omerovic s'efforce de rester optimiste. Carrure imposante et sourire enfantin, ce survivant du génocide, que tout le monde surnomme «Djilé», veut croire au vivre-ensemble entre Bosniaques musulmans et Serbes orthodoxes, trois décennies après la fin d'une guerre qui a fait plus de 100'000 morts et 2 millions de réfugiés.
Le 11 juillet 1995, «l'enclave» de Srebrenica, pourtant déclarée «zone de sécurité de l'ONU» deux ans auparavant et protégée par un bataillon de casques bleus néerlandais, tombe aux mains des Serbes de Bosnie. Les femmes et les enfants sont expulsés, et 8372 hommes et adolescents sont massacrés en quelques jours par l'armée du général Ratko Mladic. Pendant deux mois, Djilé se cache dans les denses forêts de la région avant d'atteindre la zone contrôlée par l'armée de la République de Bosnie-Herzégovine.
Des lieux encore marqués par le génocide
Trois décennies après, des maisons en ruine sont toujours visibles entre les vergers et les fermes familiales, mais Serbes et Bosniaques vivent à nouveau côte à côte sur les collines autour de Srebrenica. «Les gens sont bien conscients que nous ne pouvons pas vivre autrement qu'ensemble», veut croire Djilé, 50 ans, dans un français parfait, lui qui a été réfugié en Suisse après le conflit. «Nous n'avons pas d'autres options parce qu'il n'existe pas de pays «ethniquement pur». C'est le mélange qui fait la richesse d'une nation.» Comme la plupart des Bosniaques chassés par les nettoyages ethniques de 1992, Djilé est revenu vivre sur ses terres dans les années 2000 avec sa famille.
Les débuts n'ont pas été faciles dans une République serbe de Bosnie (RS) alors largement hostile au retour des réfugiés. La RS est l'une des deux entités politiques créées par les Accords de Dayton qui ont mis fin aux hostilités en 1995. Son drapeau aux couleurs serbes s'affiche partout le long des routes qui surplombent la Drina. Il flotte notamment à quelques centaines de mètres du mémorial de Potocari et ses milliers de stèles blanches musulmanes.
À l'entrée du cimetière, Fadila Efendic, 74 ans, tient un petit kiosque de souvenirs. «J'y ai d'abord enterré mon mari, on a retrouvé ses restes dans une première fosse commune, mais pas son crâne. On a retrouvé sa tête que deux ans plus tard quand une deuxième fosse a été ouverte. De mon fils, je n'ai retrouvé que deux os des jambes.» Présidente de l'association des Mères de Srebrenica, Fadila Efendic se bat depuis des années pour exhumer la vérité des charniers qui se sont multipliés dans la région à l'été 95.
Un génocide pas reconnu par la Serbie
Dans les semaines qui suivent le massacre, les forces serbes tentent de maquiller leurs crimes et ensevelissent les dépouilles dans différentes fosses communes le long de la Drina. Encore aujourd'hui, des centaines de personnes sont toujours portées disparues, et les restes des victimes identifiées durant l'année écoulée sont enterrés chaque 11 juillet, au cimetière de Potocari. «Il n'a pas été facile de mener notre combat pour la vérité parce que les auteurs du génocide le nient, et ils font une intense propagande contre nous, raconte Fadila Efendic, les mains jointes et un foulard clair sur les cheveux. Ils auraient voulu que la vérité ne soit jamais révélée… Mais tant que je vivrai, tant que je pourrai marcher, je dirai toujours la vérité. Je n'ai peur de personne.»
Plus important massacre perpétré sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale, la tuerie de Srebrenica a été qualifiée de génocide par la Cour internationale de justice en 2006. Mais en Serbie voisine comme dans l'entité serbe de Bosnie, les dirigeants rejettent les conclusions de la justice internationale, qui a également condamné à perpétuité les responsables de guerre bosno-serbes. Certains collègues serbes de Djilé partagent cette relecture de l'histoire. «Les ambassades et les médias occidentaux disent que le général Ratko Mladic est un criminel de guerre, mais c'est un héros! s'emporte ainsi Branimir Kojic, également employé à la mairie de Srebrenica. Les musulmans avaient un plan pour nettoyer ethniquement toute la région. Si Ratko Mladic n'avait pas été là, il n'y aurait pas de Serbes ici.» Surnommé à l'époque «le boucher des Balkans» par la presse, Mladic est détenu à La Haye depuis 2011.
Bataille de la mémoire
Au pouvoir depuis presque vingt ans, le dirigeant de la RS, Milorad Dodik, nie ouvertement le génocide et il menace régulièrement de faire imploser le fragile État fédéral bosnien. Ses discours négationnistes sont largement partagés au sein de la population serbe, qui cultive une autre mémoire que celle des Bosniaques. «Srebrenica n'est pas un génocide, la science a prouvé que ce n'était pas un génocide, affirme ainsi Branimir Kojic, qui préside une association de victimes civiles serbes. Quelque 3267 Serbes ont été tués par les musulmans dans la région. Tant que les musulmans n'auront pas reconnu que mon père a été assassiné lui aussi, et tant que nous ne regarderons pas toutes les victimes de la même manière, il n'y aura pas d'avenir en Bosnie-Herzégovine.»
Cette bataille des mémoires éloigne chaque jour un peu plus les peuples de Bosnie-Herzégovine. Absent des manuels scolaires de la RS, le génocide de Srebrenica est nié ou minimisé presque tous les jours dans les médias locaux. Beaucoup de Bosniaques accusent l'actuel président serbe, Aleksandar Vucic, d'attiser le nationalisme serbe dans toute l'ex-Yougoslavie en appuyant sur les plaies mal cicatrisées des conflits. «Nous n'avons pas de problème avec nos voisins serbes, mais avec la politique, se désole Djilé. La politique de Vucic est la même que celle de Milosevic en 1992: l'idée de la grande Serbie. La clé de tous nos problèmes, c'est Belgrade.»
Trente ans après le génocide de Srebrenica, les divisions politiques empêchent toute réconciliation des peuples de Bosnie-Herzégovine autour d'une mémoire commune.
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