15-07-2025
Une Prix Nobel dénonce une hémorragie scientifique sans précédent aux États-Unis
La politique antiscience de Donald Trump provoque un exode massif de chercheurs. Frances Arnold, Prix Nobel de chimie, témoigne de cette hémorragie. Publié aujourd'hui à 20h15
L'ingénieure, qui a travaillé comme femme de ménage, pizzaïolo et serveuse avant de se consacrer à la science et de remporter le Prix Nobel de chimie, encourage les jeunes à être curieux.
AFP
Depuis l'arrivée de Donald Trump au pouvoir pour son second mandat, les attaques contre la science ne font que s'intensifier, avec des répercussions qui touchent également la Suisse.
Mais selon Frances H. Arnold, les effets les plus graves des coupes budgétaires ne se feront sentir que dans le futur. Cette biochimiste de 68 ans est reconnue comme une figure influente dans la communauté scientifique américaine.
Lauréate du Prix Nobel de chimie en 2018, elle a conseillé Joe Biden en tant que coprésidente du Comité présidentiel des conseillers en science et technologie. Elle enseigne au prestigieux California Institute of Technology et a récemment répondu aux questions lors de la réunion annuelle des lauréats du Prix Nobel à Lindau, en Allemagne.
Frances Arnold, vous avez déjà signé en février, avec environ 2000 autres scientifiques, un manifeste critiquant l'attaque du gouvernement Trump contre la recherche indépendante. Cela a-t-il eu un impact?
Non, nous n'avons pas trouvé de terrain d'entente. Plusieurs lettres ouvertes ont été publiées, et j'ai signé certaines d'entre elles. La situation est alarmante. L'avenir de la science aux États-Unis est menacé.
Selon vous, quelles mesures causent le plus de dégâts?
La liste est longue. Les réductions budgétaires envisagées sont d'une ampleur telle qu'elles menacent de démanteler des programmes scientifiques à travers tout le pays. Cela implique que, dans le futur, le nombre de jeunes qui pourront s'orienter vers les sciences sera réduit de moitié. En conséquence, nous manquerons de nouveaux talents pour stimuler l'innovation, la recherche et le développement des entreprises. La prochaine génération connaîtra une pénurie d'enseignants et d'entrepreneurs, ces piliers sur lesquels repose l'économie américaine et qui sont essentiels à notre prospérité. La politique migratoire restrictive cause aussi de graves préjudices.
Pour la science aussi?
Il est clair que les étudiants internationaux font face à des difficultés croissantes pour entrer aux États-Unis. Et pour celles et ceux qui sont déjà sur place, la situation est devenue très difficile. Les jeunes qui voulaient autrefois travailler aux États-Unis cherchent des emplois ailleurs. Les talents quittent le pays ou choisissent de ne pas y venir.
Le remarquez-vous déjà?
Oui, des amis très proches quittent leurs postes dans les universités américaines et ont déjà accepté des emplois en Europe. Il est évident que l'an prochain, nous verrons une diminution importante du nombre d'étudiants en doctorat dans plusieurs universités. La taxation des fonds de dotation universitaires proposée par le gouvernement constitue également un enjeu majeur. De nombreuses universités américaines sont financées par le secteur privé et possèdent d'importants fonds de dotation, dont une partie est utilisée pour soutenir une grande variété de programmes. Les plus prestigieuses universités vont ainsi perdre plusieurs centaines de millions de dollars chaque année. La science est attaquée de toutes parts.
Plusieurs initiatives de l'administration Trump ont été stoppées par les tribunaux.
C'est exact, il y a eu des blocages. Par exemple, les subventions aux universités ont été réduites, bien que certaines aient été restaurées à la suite de décisions de justice. Néanmoins, elles feront face à des coupes supplémentaires dans le prochain budget. D'autres subventions ne sont tout simplement jamais versées. Les scientifiques concernés ont déjà commencé à chercher un nouvel emploi. Dans des domaines tels que la recherche sur les vaccins, les maladies infectieuses ou le VIH, on observe un important départ de chercheurs.
Les prochaines élections auront lieu dans trois ans et demi. Est-ce que tout pourrait changer après ce scrutin?
Non, les dommages causés ne sont pas facilement réparables, même si un gouvernement favorable à la science reprend le pouvoir. Nous observons aujourd'hui l'anéantissement de programmes de recherche établis depuis plusieurs décennies. Des compétences particulières se perdent à jamais, car les scientifiques les plus qualifiés partent chercher du travail ailleurs.
Ces réductions vous concernent-elles directement?
Peu. Je ne reçois aucune subvention de l'agence fédérale américaine chargée de la recherche médicale, qui subit d'importantes coupes budgétaires. Je n'aborde pas les sujets que ce gouvernement considère comme controversés ou choquants. Mais l'année prochaine, je m'attends à une baisse significative lorsque mes subventions devront être renouvelées. Mon laboratoire emploie plusieurs chercheurs postdoctoraux suisses dont le salaire est financé par la Confédération. J'apporte néanmoins un soutien financier à divers projets et infrastructures. Si ces financements disparaissent l'année prochaine, je doute que mon laboratoire reste attractif pour ces chercheurs.
Ces changements majeurs dans la recherche américaine ont-ils aussi des aspects positifs?
Je trouve fondamentalement positif de travailler et de penser largement. Nous y sommes désormais contraints. Je pense que l'Europe et la Suisse tireront profit des changements actuels. Aujourd'hui, les opportunités professionnelles pour les jeunes scientifiques diminuent massivement. Nombre d'entre eux ne pourront plus décrocher un poste dans la recherche universitaire. L'industrie pourrait en tirer parti. Mais je doute qu'elle ait besoin d'employer autant de monde.
En plus des coupes budgétaires, une partie du gouvernement cultive une vision profondément négative de la science.
En réalité, je trouve cela encore plus préoccupant que les restrictions budgétaires. La science n'est plus perçue comme une force bénéfique pour la société ni comme une source d'opinions neutres et indépendantes. Au contraire, la tendance actuelle consiste à ignorer ou à mépriser ce que disent les scientifiques. Je trouve cela extrêmement inquiétant. Cela conduit à des informations inexactes dans les domaines de la médecine, de l'alimentation, de l'environnement et de l'énergie, des sujets cruciaux pour notre société.
L'hostilité envers la science a toujours existé dans la société américaine. Pensez-vous qu'elle s'intensifie?
Le nombre de personnes ayant voté pour le président Trump est pratiquement égal au nombre de celles qui ont voté contre lui. Beaucoup de gens refusent encore de voir la réalité en face. Si ce groupe va prendre de l'ampleur, je l'ignore. En tout cas, il pourrait provoquer des dégâts bien plus graves qu'on ne l'imaginait.
Traduit de l'allemand par Emmanuelle Stevan
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Autres newsletters Felix Straumann est chef de rubrique adjoint Science/Médecine et journaliste scientifique à Zurich. Il est titulaire d'un master en microbiologie et a passé de nombreuses années dans les laboratoires à l'Hôpital universitaire de Zurich et dans le secteur privé avant de devenir journaliste. Plus d'infos @fstraum
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