a day ago
Peines adaptées pour condamnés racisés
L'avocate et professeure Karine Millaire réagit à la chronique « Un rapport vaguement ésotérique » de Patrick Lagacé1 et donne son point de vue sur un récent jugement 2 tenant compte de facteurs systémiques pour les condamnés racisés, une première québécoise.
Karine Millaire
Avocate et professeure, faculté de droit, Université de Montréal
La prise en compte d'un rapport sur les réalités des condamnés racisés soulève de vives réactions. Elle met également en lumière des mythes persistants à défaire sur la justice pour les personnes noires et autochtones au pays.
Une évaluation de l'incidence de l'origine ethnique et culturelle (EIOEC) est un rapport analysant les barrières systémiques ayant pu influencer le parcours d'un condamné racisé comme Frank Paris. Celui-ci a reçu une peine de 24 mois d'emprisonnement pour trafic de cannabis et de haschisch. Certains ont relevé avec exactitude que le rapport produit détaille « des moments précis de discrimination raciale subis par l'accusé 2 ».
D'autres voient dans le rapport produit pour le cas Paris « de la bullshit » « ésotérique »1. Même le ministre Christopher Skeete, responsable de la Lutte contre le racisme, affirme qu'il s'agit d'une « triste première 3 »… alors que la Cour suprême du Canada vient de confirmer le 18 juillet dernier qu'il est pertinent de considérer le racisme anti-Noir pour déterminer une peine 4.
Analyse de quelques mythes à déboulonner.
1. Les rapports présententiels considérant le racisme systémique créeraient une injustice
Au contraire, les données probantes démontrent que c'est le système actuel qui n'est pas équitable. Après les Autochtones, les personnes noires sont les plus surreprésentées dans le système carcéral et judiciaire. Elles sont victimes de profilage racial sans motif reconnu par les tribunaux 5, une action collective ayant même été autorisée récemment contre neuf corps de police québécois 6.
Elles sont plus susceptibles d'être accusées alors qu'elles ne sont pas coupables. Et lorsqu'elles sont déclarées coupables, elles reçoivent des peines plus sévères pour un même crime.
La preuve du racisme systémique est si claire que la Cour d'appel de l'Ontario a conclu que les tribunaux devaient en avoir une connaissance d'office 7 – de la même manière qu'on sait qu'une semaine compte sept jours.
Les EIOEC visent d'abord à corriger ces inégalités présentes dans le système de justice. Elles visent aussi à considérer que le racisme systémique peut faire en sorte qu'un accusé ait grandi dans un contexte socioéconomique moins favorable, qu'il ait subi de la violence ou encore qu'il n'ait pas eu les mêmes chances en matière d'éducation et d'emploi, par exemple. La gravité du crime demeure inchangée, mais la culpabilité morale de l'accusé peut être moindre.
2. La décision de la juge serait une première inusitée
Depuis plus de 25 ans, le Code criminel (par son article article 718.2) exige que des rapports présententiels prenant en compte le contexte systémique des condamnés autochtones (« rapports Gladue9 ») soient considérés. Le processus soutient une meilleure réhabilitation des délinquants et donc une meilleure protection du public.
Les tribunaux ont commencé à appliquer une logique similaire aux personnes racisées. Les cours d'appel de l'Ontario et de la Nouvelle-Écosse ont conclu en 202 110 qu'il est pertinent de considérer les EIOEC dans la détermination de la peine. La Cour suprême vient de confirmer cette conclusion générale. La décision de la juge s'inscrit donc dans une tendance claire.
3. Les EIOEC mèneraient forcément à ce qu'un accusé soit jugé « moins sévèrement » ou de façon « arbitraire »
Le ministre Skeete affirme même que ces rapports présententiels remettent en cause le caractère « impartial » du processus. Or, dans tous les cas, le tribunal a le pouvoir discrétionnaire (et non « arbitraire ») de considérer tous les facteurs pertinents pour déterminer la peine appropriée. La seule différence est qu'ici des facteurs systémiques sont ajoutés aux facteurs individuels.
De plus, la peine imposée n'est pas moindre du seul fait qu'elle ne correspond pas à ce qui est demandé par la poursuite. Les juges s'écartent fréquemment des suggestions de la Couronne.
Ce n'est pas non plus parce qu'une preuve est produite qu'elle sera déterminante. La Cour suprême a conclu qu'il était pertinent de considérer le racisme anti-Noir subi par l'accusé dans l'affaire R. c. S.B., 2025 CSC 24 pour déterminer si un adolescent de 16 ans devait recevoir une peine pour adulte. Elle a toutefois confirmé la peine la plus sévère vu le contexte.
De même, les supposées imperfections anecdotiques rapportées par Patrick Lagacé quant au rapport produit dans le cas de Frank Paris ne nous renseignent en rien sur les éléments retenus par la juge. Des faits accessoires ou non pertinents sont présentés tous les jours devant les tribunaux, les juges faisant la part des choses.
Le gouvernement Legault persiste à nier le constat scientifique de l'existence du racisme systémique, ce qui alimente les divisions sociales et l'incompréhension du public quant aux mesures devant être prises pour rendre le système plus égalitaire. Les tribunaux s'appuient au contraire sur les faits pour développer des approches permettant d'analyser de façon juste et mesurée les peines appropriées.
Lancer comme un pavé dans la mare qu'il s'agit de « bullshit » n'aide en rien à la démarche. Il nous faut plutôt miser sur la reconnaissance claire des EIOEC pour déterminer la peine de condamnés racisés, à l'instar des rapports Gladue pour les Autochtones, et encourager la formation et l'embauche de rédacteurs experts produisant la meilleure preuve possible à l'attention des tribunaux.
1. Lisez « Première peine adaptée aux criminels racisés : un rapport vaguement ésotérique »
2. Lisez « Sentence réduite d'un an : une première peine adaptée aux criminels racisés au Québec »
3. Lisez « Peines adaptées pour criminels racisés : 'Une triste première', selon le gouvernement Legault »
4. R. c. S. B., 2025 CSC 24
5. Lisez « Profilage racial : la Cour d'appel valide l'interdiction des interceptions routières sans motif »
6. Lisez « La Cour supérieure autorise une action collective sur le profilage racial »
7. Consultez le jugement R. v. Morris, 2021 ONCA 680 (en anglais)
8. R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688
9. Consultez le jugement de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse (en anglais)
Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue