31-07-2025
Foglia, le lecteur
Pierre Foglia est le journaliste sportif qui aura le plus parlé de littérature dans un journal. En tout cas, c'était le seul qui me faisait ouvrir le cahier des sports à l'époque du papier, justement pour ça : pour ses références constantes à ses lectures, qu'il mêlait à la vie de tous les jours, comme aux évènements de l'actualité.
Lire était aussi naturel et essentiel pour lui que respirer, ça se sentait dans chacun de ses textes. Je n'en avais rien à foutre du Tour de France (encore aujourd'hui), mais je lisais Foglia, peu importe ses sujets. Pour la bouffée d'air frais au travers des nouvelles. Pour sa poésie, même s'il se gardait bien d'être un « pouète ».
Une seule phrase positive de Foglia sur un livre dans une chronique dopait les ventes plus que toutes les critiques dithyrambiques réunies et changeait souvent la vie d'un auteur. L'effet Foglia était bien réel en librairie. Pourtant, ce n'était pas un critique officiel, seulement un lecteur avide qui faisait partager ses goûts avec franchise, et c'était mille fois plus efficace que n'importe quelle analyse ou ces fameux « coups de cœur » qui le faisaient chier.
Un sceau d'approbation à lui seul ; « Foglia a aimé » était un argument de vente et on le citait sur les couvertures. Même qu'une fois, il s'était fâché contre Mélanie Vincelette, une éditrice qu'il aimait beaucoup, parce que son nom était apparu en gros sur la couverture de La fiancée américaine d'Éric Dupont, publié chez Marchand de feuilles en 20121.
Quand il a annoncé sa retraite en 2015 dans une chronique, il est vite passé sur le sujet pour plutôt dévoiler les 100 livres préférés de ses lecteurs, à qui il avait demandé de lui envoyer leurs listes, et qui lui avaient répondu en masse2.
« Je crois être pour quelque chose dans quelques-uns de vos choix les moins convenus, écrivait-il. Cela n'est pas surprenant non plus, cela fait 40 ans que je vous invite à lire moins de Coelho et de Millenium. Il me revient de vous avoir chaudement recommandé La fiancée américaine, Les années, Les Bienveillantes, L'équilibre du monde… Merci pour L'équilibre du monde. Vous ne soupçonnez pas comme cela me fait plaisir de le retrouver dans notre top 20. »
Pierre Foglia aura fait lire bien du monde, parce qu'il estimait que tout le monde devrait lire.
Une citation de lui qui a beaucoup circulé à l'annonce de sa mort disait ceci : « Je crois profondément que l'avenir de l'Homme et de sa fiancée ne se joue pas à la Bourse, à l'Université, dans un Parlement, dans un journal, dans un laboratoire de recherche.
« Je crois profondément que l'avenir de l'humanité se joue, chaque jour, dans la classe d'un prof de philo qui donne un cours sur le libre arbitre à de futurs plombiers, de futurs flics, coiffeuses, infirmiers, informaticiennes et vendeurs de chars usagés. »
J'étais petite dans mes souliers la première fois que Foglia est venu me parler dans la salle de rédaction. Il était déjà un monument de la presse écrite. De cette cohorte de l'âge d'or qui avait fait ses classes avant l'internet, et qui a donné les Nathalie Petrowski, Louise Cousineau, Claude Gingras ou Réjean Tremblay. Des personnages.
Nous avions jasé de livres, bien sûr. Foglia respectait mon travail, il me demandait mon avis, c'était le plus beau des compliments. Le fait d'être une rouquine a dû aider à me rendre sympathique aussi.
Je ne lui suggérais jamais trop un titre, ça aurait pu mal virer pour son auteur, car il pouvait être vraiment bitch. Il ne fallait pas insister avec Foglia, certains qui l'ont fait s'en sont mordu les doigts. Ça arrivait au détour de nos échanges, qui tournaient toujours autour des livres ou du cinéma.
Je me souviens de son adoration de Dogville de Lars von Trier, et aussi qu'il avait niaisé ses lecteurs pendant des mois à leur dire qu'il n'avait toujours pas vu Les invasions barbares de Denys Arcand (ce qui était faux). De son admiration sans bornes pour Annie Ernaux, qu'il m'a fait découvrir. « Vous êtes Charlie ? Moi aussi, mais je suis d'abord Annie Ernaux3. »
Je lis les hommages de mes collègues, ça me fait pleurer et ça me donne le vertige, parce que Foglia, c'est une époque. Tout le monde a son anecdote avec lui, la mienne est un mauvais coup. Un jour de bulle au cerveau, j'ai proposé à mes patrons un canular pour le 1er avril, je suis encore surprise qu'ils aient accepté.
Mon fiancé et moi avions écrit un faux reportage sur un groupe de jeunes admirateurs de l'écrivain Charles Bukowski qui se pétaient le foie avec l'alcool en hommage à leur mentor.
C'était l'un des auteurs fétiches de Foglia qu'on visait et nous avions fait exprès de le piquer dans l'article, parce qu'il avait souvent souligné que Bukowski était un écrivain avant d'être un ivrogne.
Il était venu me voir au bureau en furie. « Mais c'est qui, ces jeunes débiles ? » Il a tellement ri quand je lui ai appris que c'était une joke. « Oh les cons ! », qu'il m'avait dit en me donnant une bine sur le bras.
Ce fou des livres n'a jamais voulu en publier, et ce n'est pas faute d'avoir été courtisé pour le faire. Il a finalement cédé pour ses chroniques du Tour de France (Le Tour de Foglia), mais vous ne trouverez pas d'autres recueils de ses textes en librairie.
Depuis l'annonce de son décès, je ne compte plus le nombre de gens qui racontent avoir découpé ses chroniques pour les conserver, et il n'y a pas une semaine qui passe sans qu'un lecteur de La Presse déplore son absence, dix ans après sa retraite.
Son regard unique nous manque. On n'a jamais pu se lasser de Foglia parce qu'il s'est concentré uniquement sur ses chroniques qu'il peaufinait comme un malade.
Il refusait les entrevues, ne faisait pas de radio, pas de télé. Il était un peu le Réjean Ducharme de la chronique, même que pendant un temps, on le voyait de dos sur sa photo dans le journal. C'est en évitant de se disperser qu'il s'est rendu précieux.
De Foglia, j'ai retenu un truc en particulier : toujours avoir un calepin de notes avec soi. C'est ainsi qu'il construisait ses chroniques, parfois pendant des semaines, en notant tout, une blague, une image, une idée, une information, une citation. Derrière chacun de ses textes, un travail immense, un souci d'orfèvre.
Cet ancien typographe maniait les mots comme un athlète de haut niveau. Écrire était sa plus grande discipline, qu'il avait apprise auprès des plus grands écrivains. Un bon chroniqueur est toujours un bon lecteur.
J'ai gardé ses courriels qui étaient signés « envoyés de mon toaster ». Dont celui qu'il m'avait écrit quand je me suis retrouvée dans le tremblement de terre en Haïti en 2010, alors que j'y étais pour faire un reportage sur Dany Laferrière et un festival littéraire.
Une phrase, toute simple, en guise d'encouragement : « J'ai toujours pensé que la littérature est un sport dangereux. »
1. et 3. Lisez « Bonheurs »
2. Lisez « La liste mon vieux, une dernière »