07-08-2025
Le printemps est arrivé
Extrait d'une chronique publiée le mardi 31 mars 1998, en page A5. Nous le republions sans altérer les mots que l'auteur a utilisés à l'époque.
Samedi matin. Vous vous rappelez le soleil samedi matin ? 24 radieux degrés. Pas un souffle de vent. Devinez ce que j'ai fait ? Cochez la bonne réponse :
• J'ai regardé la lutte à la télé.
• J'ai lavé mon auto dans l'entrée du garage.
• J'ai fait du vélo.
Du vélo, ben oui. Comment avez-vous deviné ?
Je ne me souviens pas d'une aussi lumineuse première sortie. Dans le creux des vallons, les ruisseaux, gros des neiges de la montagne, vomissaient l'hiver à grands bouillons. On traversait des nappes de froid qui nous faisaient frissonner, mais c'était pour retrouver aussitôt la touffeur de l'été dans l'adret du même coteau. Chaud et froid, l'impression de pédaler dans une omelette norvégienne.
Mes routes ne sont jamais plus belles que lorsque je les retrouve la première fois, au sortir de l'hiver. Toute la beauté du monde à l'endroit précis où le regard prend en enfilade la lisière de la forêt pour aller buter sur la montagne de Jay, au loin. La route monte doucement avant de plonger vers Richford à travers les prairies encore enneigées.
« Ici Serge, juste ici, une des images les plus achevées de la beauté de monde. » J'aime à le répéter à mon ami Serge qui n'a presque jamais quitté ce coin de pays. On se disait en pédalant que la beauté était souveraine contre le cancer et la politique. On disait notre certitude la plus certaine : « La vie est là, simple et tranquille. »
Du côté de Berkshire on a fait un détour par la Old Boston Post Road pour aller saluer l'antiquaire du Jolly Store et son chat blanc. Mais le détour était aussi pour la perfection architecturale de la petite église anglicane voisine, qu'on devine meublée de sapin clair et de bois verni.
À la douane de Richford, le douanier canadien avait sorti au soleil ses plants de géranium, une centaine au moins. Il paraît qu'on songe à fermer les petites douanes comme celle-ci. On économisera presque rien. Et on aura quelques chômeurs de plus. Et quelques géraniums de moins.
Du côté québécois, la route qui reconduit à Frelighsburg, tout aussi bucolique que celles du Vermont, traverse les terres de vieux orangistes que la lutte pour la tranquillité du mont Pinacle a rapprochés des nationalistes. La plus chaleureuse des mésalliances. Sherman sortait de l'étable avec son chien. On s'est arrêté pour lui parler des pins rouges qu'il a bûchés cet hiver. On a aussi parlé jardin tout en se refélicitant du calme retrouvé après le grand brouhaha des promoteurs esbroufeurs.
– Crois-tu que ça le dérange qu'on soit séparatistes ?
– Ça le dérangerait si on en faisait une histoire, par exemple, si je hissais le drapeau du Québec sur mon toit…
– C'est pour cela que tu ne le fais pas ?
– Un peu. Ce sont des gens fragiles. Ils se sentent menacés. Ils ont énormément perdu au cours des vingt dernières années. Ce paysage leur doit beaucoup. Ils l'ont façonné. Il faut en prendre soin. De toute façon les gens sont toujours plus importants que les idées.
Du haut de la Joy Hill on a plongé vers Frelighsburg. Dans un mois et demi, l'air embaumera le lilas et le muguet. Mais samedi rien. Je l'ai noté dans la descente. L'air n'était que du vent, chargé de rien d'autre que d'un reste d'hiver. Il aura manqué à cette première sortie un parfum. Dans un mois et demi, l'air embaumera le lilas et le muguet, mais avant il devra tomber quelques pluies chaudes. Alors montera l'odeur de la terre. Alors le printemps pourra commencer.
On a pris un café Aux Deux Clochers où le frère de Lizanne nous a dit que Lizanne était enceinte. Vous ne connaissez pas Lizanne ? C'est pas grave. Moi je ne connaissais pas son frère. Lizanne Bussières, la gloire sportive du village. Marathonienne olympique, 5e au marathon de Boston, venue au cyclisme depuis trois ans, elle a terminé 17e du Tour de France l'an dernier, ce qui est une conversion totalement prodigieuse. Une grande athlète. Et une petite bonne femme de rien du tout. Enceinte elle doit avoir l'air d'une fourmi qui pousse un ballon de rugby. Hey voisine, si c'est des quintuplés, m'en mettrais-tu un de côté ? …
J'ai roulé le dernier bout de chemin tout seul. Je suis passé devant chez Lizanne justement. C'est le chemin Saint-Armand, le plus beau d'Amérique. Il me ramène chez nous.