4 days ago
Le blues de la chargée de cours
« Ma boîte courriel est rapidement devenue un bureau de plaintes : des étudiants négociaient leurs notes comme à la Bourse », écrit l'auteure.
L'auteure se demande ce qu'une enseignante doit faire pour se rendre captivante devant ses élèves consommateurs de TikTok.
Sylvie St-Jacques
Enseignante et journaliste
C'était à l'hiver 2025, dans un cégep de Montréal. L'automne avait été plus facile que je ne l'avais appréhendé : nous avions lu 1984, Persépolis, L'histoire de Pi, Le petit prince… Mais dès les premières semaines, un échange avec une collègue m'a donné le ton de ce que serait la session hivernale : « Les étudiants ne sont pas seulement scotchés à leur téléphone, disait-elle, ils sont devenus carrément nonchalants face à la prof devant eux. »
Quelques jours plus tard, une étudiante m'a lancé : « Qu'est-ce que tu connais aux arts, toi ? »
« Euh… deux ou trois choses. J'ai écrit sur le théâtre pendant une vingtaine d'années, j'ai un bac en études littéraires, une maîtrise en communication, une autre en études culturelles, j'ai vécu et écrit dans plusieurs pays, fait une scolarité doctorale dans une université de l'Ivy League… »
Mais non. Ça ne comptait pas. Je ne comprenais rien à TikTok, donc mon point de vue était discrédité d'office. Et je ne parle même pas des parents qui s'en mêlent parfois… mais ça, c'est un autre dossier.
Dans les plaintes adressées à la direction, une constante revenait : il devenait quasi impossible d'enseigner avec sa propre voix, ses propres mots. On exigeait plutôt des images, des vidéos accrocheuses, du contenu ludique, des jeux, des cartes mentales, de l'animation continue.
Tout cela est valide, bien sûr — je n'ai rien contre l'aspect ludique en pédagogie. Au contraire, l'apprentissage doit passer par le plaisir. Mais à ce stade, le plaisir avait été remplacé par une espèce de torpeur, un brouillard d'yeux vitreux.
Une semaine avant la fin du semestre, j'essayais péniblement d'introduire les concepts de l'humour selon Henri Bergson. J'avais tout donné : des clips de La petite vie, des extraits des soirées du gala Les Ha ! Ha !, espérant déclencher une étincelle devant le génie populaire de Claude Meunier et Serge Thériault. Silence de mort. Rien. En désespoir de cause, j'ai lancé : « OK. Montrez-moi quelque chose qui VOUS fait rire. »
Ils m'ont fait découvrir des microvidéos TikTok où des ados, visiblement aux prises avec une chimie cérébrale fragile, participaient à des auditions absurdes où l'un d'entre eux devenait la tête de Turc d'un petit moment de bullying généralisé. J'ai esquissé un sourire poli, mais la blague m'a échappé — et surtout, elle m'a inquiétée. J'ai exprimé ma préoccupation et proposé une « prescription » : une semaine sans TikTok au réveil.
La semaine suivante, certains avaient fait des recherches sur l'impact des shots de dopamine sur le cerveau. D'autres semblaient ravis d'avoir retrouvé leurs esprits.
Mais l'incident m'a laissée songeuse.
Plus d'une fois dans mon parcours comme enseignante au cégep et chargée de cours à l'université, je me suis sentie comme Louise dans Le déclin de l'empire américain : « Je ne suis pas protégée, moi, par la meilleure convention collective en Amérique du Nord… »
J'ai fait mes premiers pas comme enseignante au niveau universitaire, après une carrière académique bien remplie. Et dès mes débuts, j'ai compris que les enjeux des accommodements se mêlaient à un contexte archicompétitif.
Déjà, vers le milieu des années 2010, on voyait poindre les signes d'un glissement inquiétant. Bien avant que ChatGPT n'apparaisse comme assistant virtuel, alors que Wikipédia devenait source de référence officielle, on m'avait déjà prévenue : « Tu sais, il y en a qui paient 5 $ à des petits génies en Inde pour faire leurs travaux de session. »
L'université comme corporation. Ce qui compte, c'est la note pour entrer en médecine. Le reste – apprendre à réfléchir, comprendre le français, lire les humanités –, on s'en fout. Ma boîte courriel est rapidement devenue un bureau de plaintes : des étudiants négociaient leurs notes comme à la Bourse.
L'idéal d'une université comme espace démocratique et moteur de mobilité sociale ? On n'y était plus. On était à mille lieues de l'esprit de l'UQAM ou de Sesame Street.
Pour enseigner en présentiel et espérer garder son poste – dans un contexte où plusieurs étudiants reçoivent une allocation mensuelle plus élevée que le salaire d'une chargée de cours –, il fallait être plus pétillante que Mary Poppins, aussi érudite que Kimberlé Crenshaw, moins mordante que Micheline Lanctôt, plus inclusive que Kermit la Grenouille, militante comme Judith Butler. « Sois toi-même, Sylvie ! », m'a-t-on répété plus d'une fois. Et la réponse de Louise dans Le déclin n'était jamais très loin…
Retrouver l'espace public
Mais tout n'est pas perdu, je ne le crois pas. La disparition de Pierre Foglia, récemment, m'a rappelé la richesse de notre culture — locale, nationale, globale. Les défis du vivre-ensemble, sans céder à l'uniformisation ou à la peur de l'autre. Il faut retourner à la base : les mots, la réflexion, l'écriture. Retrouver ce que nous sommes collectivement, renouer avec les humanités.
J'enseigne L'Osstidcho, et je vois des étincelles. Le ravissement de la création collective. Le plaisir de ne pas chercher à plaire à tout le monde, d'oser penser, critiquer, écouter et recevoir la critique. Pas juste se défendre. Apprendre à dialoguer. À être honnête.
Vivre dans un monde complexe demande qu'on apprenne à porter cette complexité. Les philosophes le savaient. J'ai relu Le monde de Sophie. Redécouvert Hermann Hesse. Et j'ai constaté que, dans un monde saturé de nouveautés technologiques, le livre demeure une affaire neuve. Un compte TikTok n'a jamais su faire vibrer une âme comme le fait un bon roman. Le théâtre aussi, cet espace où il est vraiment possible de retrouver le vrai sens du vivre, penser, regarder ensemble.
Et puis, j'ai relu la fameuse liste de Foglia. Des titres qui ne sont pas (ou plus) à la mode, mais qui sont toujours pertinents1. Des livres qui encaissent les baffes, accueillent la critique, ne cherchent pas à tout dire, tout résumer.
En essuyant mes larmes, la semaine dernière, je repensais à nos derniers échanges. Je lui avais offert un livre de Chimamanda Ngozi Adichie. Il m'avait répondu, ronchon : « C'est lourd, la négritude. » Puis il avait lu. Il avait aimé. Il avait changé d'avis. Il avait même ajouté le livre à sa liste.
C'est ça, la communauté. Je dirais même : c'est ça, l'éducation. Et même l'université.
1. (Re)Lisez la chronique « La liste mon vieux, une dernière »
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