3 days ago
Préparateur mental, hypnothérapie, bluff... : comment les leaders du Tour se préparent à la guerre psychologique
Tadej Pogacar a ostensiblement levé le pied en vue de la ligne d'arrivée à Valmeinier, terme de la 7e étape du Dauphiné. Il aurait pu facile en remettre, accroître l'écart ; il a préféré laisser Jonas Vingegaard revenir sur ses talons. Dans l'affaire, « Pogi » a sciemment dilapidé une vingtaine de secondes, avec la désinvolture d'un fils de famille aisée cramant ses jetons au casino, sans peur du lendemain.
Quand le micro s'est tendu, le Slovène habillé pour l'été (maillot jaune, maillot vert, maillot à pois) a paisiblement déclaré, comme s'il était besoin de sous-titres : « J'ai pris le temps de récupérer dans le dernier kilomètre. » Le message (décryptable même par un écolier de CE2) s'adressait à son adversaire direct. « Je ne te crains pas du tout. Tu m'impressionnes si peu que je peux me permettre de finir tranquille. »
L'extraverti « Pogi »
À l'expiration, le numéro 1 mondial souffle le froid ou le chaud. La veille, dans la côte de Domancy, le leader d'UAE avait écrabouillé la concurrence. La distancer aurait amplement suffi. Un excès de zèle notoire, imputable au désir du Slovène de refermer un dossier douloureux, prendre une revanche à l'endroit précis où Vingegaard lui avait « tapé dessus » durant le chrono du Tour 2023 entre Passy et Combloux.
Cette fois, c'était à Tadej de taper. Comme un sourd. Un avertissement avec beaucoup de frais. L'extraverti Pogacar ne donne pas dans le subliminal, ni la subtilité : au soir de Valmeinier, comme s'il n'avait pas assez transpiré, il s'est offert une insolite virée en rosalie, cette voiture à pédales. Pour le fun.
Pour achever (essayer en tout cas) un Vingegaard pas si impressionnable, les yeux sur le compteur dans l'ultime ascension vers la station alpestre, uniquement concentré sur son sujet : grimper le plus vite possible, sans se faire exploser la caisse. La ligne franchie, le Danois ne s'est pas attardé : deux-trois gorgées de boisson énergétique, une décla sur le pouce pour dire qu'il s'était senti bien, et direction l'hôtel.
Le lendemain, dans la descente précédant le Mont-Cenis, il s'est calé dans la roue de Pogacar, lui a filé le train. Façon de signifier sa présence : « Je suis toujours là. Ton petit cinéma ne m'atteint pas. » Il en a vu d'autres, Jonas. Vu et démontré : souvenez-vous de sa victoire au Lioran, 11e étape de la Grande Boucle 2024.
L'insubmersible Jonas
Un temps lâché sous les coups de boutoir de Pogacar, le pâlichon de Visma, convalescent après sa terrible chute au Tour du Pays Basque où il aurait pu laisser sa peau, n'avait pas baissé pavillon. Maintenu l'écart. Puis grignoté mètre par mètre pour revenir sur son adversaire décontenancé... et le coiffer au sprint. Plie sans rompre. Flotte, mais jamais ne sombre. C'est son style, à Jonas.
Sur les routes d'Auvergne-Rhône-Alpes, les deux grands du peloton ont joué les scènes ordinaires de la guerre psychologique. L'avant-guerre en l'occurrence : le Dauphiné n'est qu'un prélude à la grande bataille de juillet. Et on ne part pas à la guerre sans munitions. Il est une arme méconnue : le psychisme.
Un volet totalement délaissé jusqu'en 2014-2015, lorsqu'Yvon Madiot, chargé du pôle sport à la Française des Jeux, s'est enfin penché sur la question. « D'abord à titre personnel, car à un moment de ma vie, j'ai eu besoin d'aide. J'ai lu des bouquins, je me suis tourné vers un préparateur mental. Ça m'a fait énormément de bien, et j'ai voulu introduire cette notion dans l'équipe. Car ça ne sert à rien d'être à 120 % physiquement si tu perds tes moyens en course, face à une situation, ou un adversaire qui te déstabilise. »
« Le coureur bien préparé mentalement va opter pour la bonne réaction à une situation donnée : mon adversaire est plus fort, qu'est-ce que je fais ? »
Yvon Madiot, ex-directeur sportif de Groupama-FDJ
Accueil hostile. « Trop de tabous. Les gars pensaient que ça ne servait à rien, qu'il suffisait juste de s'entraîner et basta, que celui qui voyait un psy était malade. Le premier intervenant a été rejeté par les coureurs. Il a fallu beaucoup de temps. Je citais en exemple le judoka Teddy Riner, le biathlète Martin Fourcade, des grands champions ouverts à la prépa mentale. Même le foot y venait. »
À la clé : des résultats « fantastiques », aux dires du technicien rangé des vélos. « Le coureur bien préparé mentalement va opter pour la bonne réaction à une situation donnée : mon adversaire est plus fort, qu'est-ce que je fais ? Mon adversaire est moins bien, j'en profite ou je temporise ? » Dix ans après ces tâtonnements, presque toutes les formations du peloton ont intégré un spécialiste de la tête ; les rares qui n'ont pas encore de référent spécifique (c'est le cas notamment de TotalEnergies) corrigeront le tir dès 2026.
Pas si étonnant : dans sa quête effrénée d'amélioration, le cyclisme a quasi exploré à fond tous les champs. Reste le cerveau, le continent à défricher. Siège des émotions, un muscle comme un autre selon Yvon Madiot « encore sous-exploité. Un muscle qui se travaille et s'entretient ». Et de citer l'exemple plusieurs fois constaté lors des débriefings de ce coursier terminant dans les choux, au-delà de la 50e place, alors même qu'il vient de battre tous ses records de puissance.
« Dans ce cas, le problème ne peut être que mental... » Variante : un coureur se plaint à l'arrivée d'avoir souffert durant l'étape. Les données physiques stockées dans son capteur disent le contraire. L'athlète est resté en deçà de son maximum ; c'est du côté psy qu'il faut creuser. Un aspect pris donc très au sérieux par des formations occupées à étoffer leurs rangs.
« Aujourd'hui, les pros sont connectés à leurs valeurs de puissance, mais l'ordinateur le plus puissant, c'est la tête »
Yannick Navarro, hypnothérapeute
Les titres et spécialisations varient : les organigrammes des écuries World Tour comptent des psychiatres, des préparateurs mentaux, des psychologues et même des hypnothérapeutes. « Pas Messmer, hein ! On travaille sur un état modifié de conscience. À la fin de la séance, le coureur se demande lui-même s'il a été hypnotisé », sourit Marie-Laure Brunet. La double médaillée olympique de biathlon opère en qualité « d'accompagnatrice mentale » pour Groupama-FDJ.
L'hypnothérapie, c'est le domaine de Yannick Navarro. Recalé par Cofidis lorsqu'il a proposé ses services en 2018, l'« accompagnateur bien-être et performance » est désormais dans la place ; les coureurs du team nordiste le consultent le soir, allongés sur la table de massage, là où le soigneur a pétri les mollets - amusante analogie.
« Très souvent, le cycliste dit : "Je me sens bien, j'ai de bonnes jambes." Il ne parle que de ses jambes. Ou du moteur. C'est quoi, le moteur ? Le coeur, les cannes, le système sanguin... ou le cerveau ? Aujourd'hui, les pros sont connectés à leurs valeurs de puissance, mais l'ordinateur le plus puissant, c'est la tête. Ton oeil a plus d'acuité que le meilleur des appareils photos. La solution se situe entre la selle et le casque. »
Comment travaillent ces mécaniciens de l'esprit ? Tous ne sont pas enclins à témoigner ; certains rétropédalent après avoir donné leur accord - la prépa mentale garde ses petits secrets et grands mystères. Titulaire d'un « Executive Master accompagnement des acteurs de haut niveau », Brunet prodigue bien plus que la simple motivation : « Dire je veux gagner le Tour n'a jamais fait gagner personne. »
Sa méthode repose sur la programmation neurolinguistique, « des questions plus que des outils. De quoi as-tu besoin pour créer le contexte favorable à une performance durable ? Si tu trouves toi-même la réponse, il y aura plus de résultats. » À l'instar de l'entraînement (les fondations), le gros du travail s'effectue durant la première partie de saison. La visée ? Offrir la « capacité à rester dans le match quand c'est dur. Car à ce niveau d'intensité et de douleur, c'est plus facile de lâcher. Ton petit démon intérieur te dit d'arrêter. »
« Contrairement au rugby ou la boxe, le vélo implique une immense part de bluff »
Axé sur l'écoute, « une carence dans le milieu », Yannick Navarro procède pour sa part à une « radiographie, un scan physique, mental, émotionnel, énergétique », pour rechercher en priorité l'apaisement. « Quand tu es militaire, tu n'es pas toujours en guerre. La guerre, c'est au cas où. J'oeuvre pour la paix. Car, si tu es en paix avec toi-même, tu supporteras la guerre. » Le terme ne le rebute pas : le cyclisme est par essence la discipline de la dualité, de la confrontation.
« Contrairement au rugby ou la boxe, le vélo implique une immense part de bluff. On y voit des comportements, des attitudes, qui seraient considérés comme inacceptables dans la vie de tous les jours. » Navarro sait la violence de la course, l'immense part des regards, des postures, des petites intimidations, des phrases assassines, dans une victoire ou une défaite.
Sur le Tour, la guerre des nerfs est le nerf de la guerre, et certains la font sans concession, même quand l'uniforme est le même, à l'image de Lance Armstrong versant dans le harcèlement envers son coéquipier Alberto Contador lors de l'édition 2009. Moins fort physiquement, l'Américain s'est employé à ébranler l'Espagnol, entre coups tordus et phrases assassines. Contador a tenu, il aurait pu s'effondrer.
Le poids des mots
Parfois, un mot, un geste détruisent plus sûrement qu'une attaque. Yannick Navarro se souvient d'un cycliste espagnol de renom. Lors des Championnats du monde 2019 à Harrogate, disputé sous une pluie glaciale, le garçon se sentait très bien malgré les conditions climatiques... jusqu'à ce qu'un adversaire lui glisse perfidement à l'oreille : « Tu n'as pas froid ? »
Au tour suivant, le coureur abandonnait, en état d'hypothermie. Effet dévastateur de la guerre psychologique sur un mental défaillant. Tout le boulot consiste à « désamorcer avant que ça dégoupille, poursuit Navarro. Quand tu as désamorcé, le mec qui essaie de te déstabiliser car il pense que tu as un mental de chips peut venir te titiller. Ça se passera mieux. »
Aspiré par l'environnement, le coureur a tendance à se déconnecter de lui-même, de l'importance de changer la perception. En situation d'oppression, Navarro incite ses « patients » à se recentrer. « Reprends ta place. Mets ton énergie à la dimension souhaitée. Tout part de toi. C'est d'une puissance... Quand la personne est consciente de ça, elle est capable de supplément d'âme. Si je suis arrogant avec toi, de qui cela dépend que tu te sentes rabaissé ou méprisé ? Juste de toi. L'autre, il essaie, il te teste. Comme le ferait un enfant. Et comment se sent celui qui intimide ? Sûr de lui, ou alors il est lui-même intimidé ? Quelle est l'énergie de tout cela ? »
Quand Tadej Pogacar puise nonchalamment dans un paquet de bonbons avant de satisfaire aux obligations protocolaires du Tour, il cherche moins un apport calorique après l'effort qu'à provoquer ses petits camarades. Et pourquoi pas, s'il est bien dans ses pompes ? « Si tu es OK pour bouffer ton paquet de bonbons, tu vas le digérer », rigole Navarro. À manier avec précaution.
Faire mal à l'autre peut se révéler destructeur. Brunet la biathlète l'a bien observé durant sa carrière sportive : « Celui qui veut tirer en premier se tire une balle dans le pied s'il n'est pas solide... » Juste avant le Giro 2019, un Simon Yates grisé avait déclaré à Cyclingnews : « Si j'étais à la place de mes rivaux, j'aurais peur. Je me chierais dessus. »
« Tu as plusieurs façons d'aller au combat. Sabre au clair, ou plus tactique... »
Demeuré impassible, Vincenzo Nibali avait attendu de signer un excellent contre-la-montre pour rétorquer posément : « Et maintenant, je vais aller aux toilettes, comme me l'a conseillé Simon Yates. » Un Yates esclave de ses paroles quand il aurait dû rester maître de son silence : le Britannique avait rapidement dévissé, pour terminer huitième au classement final ; les constipés ont ri sous cape.
Lors du dernier Tour d'Italie, Isaac Del Toro a perdu sa partie de poker menteur contre un Richard Carapaz inflexible : « Tu ne veux pas rouler ? Moi non plus. » Del Toro a voulu faire craquer Carapaz, il s'est loupé et a bêtement perdu le Giro. « Ça s'appelle un apprentissage. On commet l'erreur une fois », sourit Marie-Laure Brunet. « Tu as plusieurs façons d'aller au combat, illustre Yvon Madiot. Sabre au clair, ou plus tactique. On fait aussi très bien la guerre en défense... »
Bonaparte l'éruptif, ou Sun Tzu, le sage théoricien du conflit dans la Chine ancienne. Sur le Tour 2022, Jonas Vingegaard s'est joué du Maillot Jaune Pogacar dans le Galibier. Juste après Valloire, le Danois a fait démarrer son coéquipier Primoz Roglic. Certes costaud, Roglic ne constituait aucune menace pour Pogacar.
Au lieu de laisser filer, le Slovène a mis un point d'honneur à aller chercher Roglic, grillant de précieuses cartouches, puis s'est placé en tête, imprimant un rythme très élevé, une débauche d'énergie insensée jusqu'au sommet. Bien calé dans la roue, Vingegaard jubilait, prêt à exécuter sa proie. On connaît la suite : dans l'ascension finale du Granon, le Maillot Jaune épuisé et égaré par son orgueil a essuyé une terrible défaillance, perdu trois minutes et le Tour.
Friable de l'avis de beaucoup, Pogacar le démonstratif s'expose inutilement, flirte avec l'arrogance. Discutable, mais payant ; il en a peut-être besoin pour se dépasser.
Chacun ses armes
Le coup du Galibier, c'est le coup de maître de Vingegaard le discret, guéri de ses angoisses de début de carrière par un préparateur mental. Le jeune Jonas, sujet à l'anxiété, l'estomac noué au point de vomir son petit-déj avant ses courses, a bien changé. Et s'il lui arrive de fendre l'armure, comme lorsqu'il fond en larmes sous le coup de l'émotion après son succès au Lioran, cela n'en fait pas pour autant un être fragile.
L'introverti joue sur le même théâtre d'opérations que Pogacar. Moins démonstratif, mais tout aussi efficace. Le bouclier pour parer les coups, le glaive pour riposter. Chacun ses armes, et le constat s'étend au personnel mobilisé : sur ce même Tour 2024, les UAE auront tendance à dévaler les cols à tombeau ouvert pour profiter de l'appréhension en descente de Vingegaard - le traumatisme du Pays Basque est encore tapi dans un coin de sa caboche.
Les Visma tableront sur la chaleur (Pogacar goûte modérément les excès du mercure), la troisième semaine de course et l'impétuosité de l'adversaire, sa propension à disjoncter, ses pires ennemies. Rien d'étonnant à ce qu'au sein des équipes, la « team cerveau » s'immisce dans la stratégie de course, empiète sur les prérogatives de la direction sportive. Sans ingérence. « J'outille les DS en restant à ma place, expose Marie-Laure Brunet. Et confidentialité oblige, je ne partage évidemment que des informations validées par les coureurs. »
Des coureurs toujours plus séduits, curieux et demandeurs. La préparation mentale reste facultative. Mais tous les garçons de Cofidis ont rencontré au moins une fois Yannick Navarro, et quinze éléments de Groupama-FDJ (près des deux tiers de l'effectif) bénéficient du suivi régulier de Marie-Laure Brunet - une séance d'une heure à une heure trente au moins toutes les trois semaines.
Anquetil-Poulidor 1964, le paroxysme de l'ego
Ils en sortiraient « rassurés », aux dires de Navarro, particulièrement satisfait d'avoir débloqué un sujet convaincu de ne jamais pouvoir dépasser les 390 watts lors d'un exercice. « Je lui ai suggéré d'arrêter de regarder son capteur. Il a atteint 420 watts. » Voilà un homme équipé pour trois semaines dont l'intensité culminera en montagne.
Puisse-t-elle approcher la magnitude du duel Jacques Anquetil-Raymond Poulidor sur les flancs du puy de Dôme en 1964. Incontestablement LE sommet de la guerre psychologique sur le Tour de France. Deux hommes au coude-à-coude, refusant de concéder un pouce de terrain. Ils sont cuits l'un comme l'autre, Anquetil un peu plus sans doute, mais le Normand a l'intelligence et la lucidité de résister à la tentation de se mettre dans le sillage de son rival.
Bien rester à côté de lui. L'amener à douter. Le déconcerter. Une histoire de tête. Yvon Madiot connaît ses classiques. « Là, on est totalement dans le mental, l'ego. » On ne saura jamais les ressorts intimes qui animaient les deux champions. Ce qui fait dire à Madiot : « Il aurait été passionnant qu'Anquetil et Poulidor débriefent avec un préparateur mental... »