7 days ago
Les Indiens
Cette chronique a été publiée le samedi 14 mai 1988, en page A5. Nous la republions sans altérer les mots que l'auteur a utilisés à l'époque.
Le vent m'attendait en bas des montagnes, là où commence le territoire des Indiens Navajos. Un vent dément qui me soufflait dans la face la poussière de toute la caillasse du désert. Il me restait 50 milles pour monter à Flagstaff, mais pas question de les pédaler, d'autant moins que les autos qui arrivaient de là-bas avaient un demi-pied de neige sur le toit…
Je me suis arrêté à Cameron, un village Navajo. Village c'est vite dit, un motel, une épicerie, quelques roulottes. Les Navajos, en fait, sont cachés alentour dans le Painted Desert, regroupés par clans autour d'un corral à moutons, leurs cabanes par petits îlots, au bord du lit sec des rivières de sable qu'on appelle arroyos. Ils vivent là une existence assez tristounette, sans eau ni électricité…
Sont très « cours de croissance » les Indiens. Sont seulement de passage sur cette terre, émergeant de mondes souterrains pour aller vers d'autres lieux tout aussi incertains après leur mort. Au centre de leurs croyances, il y a le « hozro », le mot navajo pour « harmonie ». Leurs montagnes sont sacrées, leurs pierres (les turquoises surtout) sont magiques. Ils voient des esprits partout, ils croient que la vie vient de l'est, que la mort vient du nord et que les plumes de faucon chassent les fantômes. Mais on les comprend de se faire des rêves, on les comprend de refuser de croire qu'ils sont sortis du néant juste pour élever quelques moutons et faire un peu d'artisanat au bord d'une rivière de sable.
D'ailleurs ils ne sont pas tous comme ça. Pas tous nomades. Pas tous cachés dans le désert. Surtout chez les Navajos, de loin les plus nombreux et les plus ouverts de tous les Indiens d'Arizona. Il y en a même qui vont à l'école, à Flagstaff ou à Tuba City. On raconte qu'ils sont tout particulièrement intéressés à l'Histoire. Un sujet qui fait freaker les Blancs. Les Blancs n'ont pas d'Histoire dans ce pays, enfin pas vraiment, parce que dès qu'ils reculent un peu, ils voient bien que cette Histoire n'est pas la leur mais celle des Indiens. Alors comme ça ne fait pas très sérieux pour un grand peuple de ne pas avoir d'Histoire, les Blancs ont fait un marché avec les Indiens : ils leur empruntent leur passé en échange de quelques présents…
Mais vous connaissez les Blancs : jamais contents, jamais assez. Peuvent pas tripper sans toucher, sans piétiner, sans déranger. Ils se sont mis à déterrer les morts, à fouiller dans les tombes et à piquer ce qu'il y avait dedans, les bijoux anciens, les poteries, même les squelettes…
Justement, Michael Hodge, Navajo du nord du Painted Desert, se rendait à l'assemblée annuelle de la Society for American Archaelogy, dire aux Blancs sa façon de penser. Hodge m'avait ramassé dans son pick-up, un peu après Cameron, à la station d'essence où je lui avais proposé 30 $ pour un lift jusqu'à Flagstaff.
– Vous y allez de vous-même, à cette assemblée ou vous êtes invité ?
– Non, je suis invité à titre de consultant culturel. Imaginez que c'est la première fois que ces gens-là daignent inviter un descendant de ces squelettes qu'ils volent depuis un demi-siècle dans nos cimetières pour les foutre dans leurs universités et leurs musées…
– Vous allez leur dire quoi, à ces gens ?
– Que c'est assez. Que nos ancêtres doivent reposer en paix…
Le paysage minéral défilait bistre et irisé. On dit le désert peint, on devrait dire le désert délavé. Des transparences plus que des teintes, des éblouissements sur la rocaille lunaire. Devant, paysage horizontal sans horizon. Derrière, le ressac des montagnes. Partout le jour qui s'épuise en incandescentes lumières.
– Au fait combien il reste d'Indiens en Arizona ?
J'ai dit « left ». How many left ? Hodge a aussitôt protesté.
– Erreur ! Il ne reste plus du tout de cowboys. Mais il y a de plus en plus d'Indiens ! On a doublé de population depuis la fin de la guerre. Autour de 130 000 en Arizona. Navajos et Hopis au nord, Papagos au sud, Apaches au milieu, Havasupaï, Hualapaï… de toute façon les Blancs ne font pas de différence. C'est tous des peaux-rouges…
– Vous, faites-vous la différence entre un Suédois et un Portugais ?
– Non, c'est vrai. Mais ici, ce ne serait pas très utile…
On s'est mis à parler traditions et religion. C'est là que Hodge m'a expliqué le « hozro ». Je vous ai dit tantôt, c'est le mot pour harmonie.
– Et religion, comment dit-on religion en navajo ?
– Euh, attends un peu… je ne sais pas. Je ne trouve pas. Sais-tu je crois qu'il n'y a pas de mot. La religion, c'est la vie elle-même…
On arrivait. Flagstaff disparaissait sous dix pouces de neige. Il s'est rangé dans une station-service. M'a aidé à sortir mes affaires et il est parti. J'avais même pas de chaussettes dans mes souliers. Je grelottais. Mes sacoches étaient mouillées tout comme le linge qui était dedans. Je ne savais pas quoi faire avec mon vélo.
En français, des fois, c'est pour Dieu qu'on ne trouve pas le mot.