18-07-2025
Publier Rozon ou pas ?
Je me réveille plus tard ces jours-ci et la controverse avait déjà la force d'un ouragan de catégorie 4 quand je me suis branché sur les réseaux asociaux, jeudi matin.
Car jeudi, La Presse a publié une lettre de Gilbert Rozon.
Et la moitié du Québec numérique peste et tempête depuis : « Comment osez-vous publier ce salaud ? ! »
Dans sa lettre, intitulée Je ne suis pas cet homme (1), Rozon se défend de ce dont on l'accuse dans ce procès civil : neuf femmes le poursuivent pour plusieurs millions de dollars, ces femmes ont raconté comment leurs vies ont été bouleversées quand elles ont croisé Rozon. Elles allèguent toutes des agressions sexuelles, selon des modus operandi qui se ressemblent souvent.
Je reviens à cette phrase : « La Presse a publié une lettre de Gilbert Rozon. » C'est une phrase qui peut choquer, qui provoque depuis jeudi cette question orageuse : « Pourquoi donner une tribune à Gilbert Rozon ? »
Il est vrai que La Presse donne des tribunes chaque jour dans sa section Dialogue. Citoyens sans titre, PDG, profs, humanitaires, syndicalistes : le spectre de points de vue publiés dans Dialogue est très, très vaste.
Mais ce n'est pas à ce titre que Rozon a pu faire publier son texte dans la section Dialogue. On ne publierait pas les vues de Rozon sur le financement de la culture, par exemple.
Pourquoi ?
Parce que Rozon s'est lui-même éjecté de la sphère de la respectabilité avec ses comportements répréhensibles, largement documentés dans des enquêtes journalistiques successives du Devoir (2), du 98,5 FM (3) et de La Presse (4). Comme je l'ai écrit après son procès criminel : même acquitté, Gilbert, t'es radioactif…
Non, si Rozon a vu son texte publié dans La Presse jeudi, c'est au nom d'un principe qui est quasiment sacro-saint dans ce journal : le droit de réplique. Si vous êtes mis en cause dans une chronique ou dans un éditorial, les chances que La Presse publie votre réplique sont grandes.
Chaque année, à vue de nez, La Presse doit publier une demi-douzaine de répliques à mes chroniques. Le principe : vous êtes critiqué dans nos pages, vous pouvez répondre dans nos pages. Le journal n'est pas obligé de le faire. Mais on le fait par principe d'équité, d'équilibre.
Il y a quelques années, j'ai par exemple houspillé Christian Rioux du Devoir pour une chronique complaisante sur le pédophile français Gabriel Matzneff. Christian Rioux a une tribune médiatique, il aurait pu répliquer dans son journal. Il a demandé que La Presse publie sa réplique dans les pages du journal qui l'a critiqué, pour que les lecteurs de ce journal voient sa réplique. Ce fut fait. J'étais d'accord.
Ce principe de droit de réplique, chez nous, est appliqué de façon large. Il peut choquer : il y a quelques années, La Presse a par exemple publié une lettre de l'ambassade de Chine au Canada après une chronique qui critiquait la Chine, un des régimes les plus répressifs sur la planète… Mais La Presse fait confiance au jugement de ses lecteurs, qui ont lu la réplique de ce régime qui a un rapport tordu aux faits et à la vérité.
Ces derniers temps, Rozon a donc fait l'objet d'une chronique d'Isabelle Hachey et d'un éditorial de Stéphanie Grammond dans La Presse, deux textes hyper-critiques face à la défense de Rozon dans le procès qui l'oppose à neuf femmes.
Je cite Isabelle, dans « Le monde parallèle de Gilbert Rozon », à propos de la dénégation totale et intégrale de tous les faits qui lui sont reprochés : « Qui peut croire à un témoignage aussi invraisemblable ? »
Je cite Stéphanie, dans « Rozon fait l'étrange procès de son procès » : « Cela n'empêche pas Gilbert Rozon de se présenter comme une victime, 'comme un paria' forcé de se défendre seul contre un groupe de femmes qui ont été 'embrigadées' pour lui réclamer 14 millions… »
Deux textes hyper-critiques face à Gilbert Rozon, donc, tous deux publiés dans La Presse. Je suis d'accord avec tous les arguments soulevés par mes collègues Hachey et Grammond.
Si je n'avais été en vacances, j'aurais renchéri : Rozon déploie une défense qui repose sur la critique du mouvement #metoo, il surfe sur des critiques parfois légitimes du mouvement, sur certains de ses excès…
Mais Rozon est le pire porte-parole pour lancer une réflexion sur #metoo : les femmes qui l'ont dénoncé pour des faits qui s'étendent sur des décennies pourraient quasiment remplir les maillots de deux équipes de soccer.
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Je termine en disant que La Presse n'est pas au-dessus des critiques. Aucune institution, aucune personne, aucun mouvement ne l'est. La Presse non plus. Critiquez-nous, c'est votre droit le plus légitime.
Et c'est sain : il y a une leçon pour nous dans cette controverse, celle de systématiser l'explication du pourquoi nous donnons un droit de réplique à des gens visés par des critiques dans nos textes d'opinion, quand on les publie. Il faut faire ce travail de pédagogie plus explicitement.
Mais je souligne ceci : même pour un type socialement radioactif comme Rozon, La Presse a maintenu ses principes. Il a eu le droit de répliquer à deux textes qui l'attaquaient : ce principe-là rappelle que notre journal pense que sa parole n'est pas au-dessus de la critique, que ceux qui sont visés par nos textes d'opinion pourront répliquer… Qu'ils soient socialement radioactifs ou pas.
Ce n'est pas un mauvais principe, je trouve. Je le dis comme citoyen, plus que comme journaliste.
Et pour le reste, je fais confiance aux lecteurs de La Presse pour ne pas boire le Kool-Aid de Gilbert Rozon.