2 days ago
À Kharkiv, la génération Z descend dans la rue pour dénoncer le gouvernement
Malgré la promesse d'un nouveau vote, la loi anticorruption décidée par Volodymyr Zelensky provoque la colère des jeunes. Reportage à Kharkiv où les manifestations se succèdent.
Joseph Roche - Envoyé spécial à Kharkiv Publié aujourd'hui à 07h31
À Kharkiv, des centaines de jeunes manifestants ont fustigé ces derniers jours l'adoption de la loi par le parlement.
Louis Lemaire-Sicre / Hans Lucas
En bref:
« Hainbá! Hainbá! » (Honte! Honte!), hurle la foule. Accrochés aux immenses statues de bronze qui trônent devant le conservatoire de danse de Kharkiv , de jeunes activistes, enroulés dans des drapeaux ukrainiens agitent de larges pancartes bariolées de slogans.
Sur l'une, on peut lire: «Faites l'amour, mais pas de loi de corruption.» Sur une autre: «À bas la loi 12414», en référence à un texte voté cette semaine par le parlement ukrainien, sous l'impulsion du président Zelensky. Il renforce les pouvoirs du procureur général dans les enquêtes menées par le Bureau national de lutte contre la corruption (NABU), ainsi que dans les dossiers suivis par le Parquet spécialisé anticorruption (SAPO).
Cette réforme entre en contradiction avec l'héritage de la Révolution de Maïdan de 2014 , qui avait placé la lutte contre la corruption et la séparation des pouvoirs au cœur du renouveau démocratique ukrainien. En subordonnant de fait les deux principales agences anticorruption au procureur général, lui-même nommé par le président, la loi replace ces institutions sous le contrôle direct de l'exécutif, c'est-à-dire du président ukrainien. Recul inquiétant dans la lutte contre la corruption
Une décision perçue par nombre d'observateurs comme un recul inquiétant dans la lutte contre la corruption, et un tournant dangereux pour la gouvernance du pays. Si l'Union européenne a aussitôt exprimé ses préoccupations face à cette évolution, c'est surtout la société civile ukrainienne qui, dans toutes les villes du pays, et pour la première fois depuis le début de la guerre, est descendue dans la rue pour s'opposer à son propre président.
À ce stade, vous trouverez des contenus externes supplémentaires. Si vous acceptez que des cookies soient placés par des fournisseurs externes et que des données personnelles soient ainsi transmises à ces derniers, vous devez autoriser tous les cookies et afficher directement le contenu externe.
Pour l'heure, après avoir ratifié la loi, Volodymyr Zelensky a tenté d'apaiser la grogne populaire en promettant jeudi le vote d'un nouveau texte pour garantir l'indépendance des deux organes. «L'essentiel, ce sont des instruments efficaces, aucune connexion avec la Russie et l'indépendance du NABU et du SAPO. Le projet de loi sera présenté à la Verkhovna Rada (ndlr: le parlement ukrainien) », a déclaré l'homme fort du pays.
Cette annonce, loin de calmer la foule, n'a fait que la conforter dans sa détermination à poursuivre son action. La peur de voir son pays sombrer
Lena et Albina Kamishovskiy, respectivement âgées de 15 et 17 ans, protestent depuis maintenant deux jours. Elles se sont rencontrées le premier jour de la mobilisation. Armées de pancartes, le poing levé vers le ciel, elles ont descendu l'avenue Chevtchenko jusqu'à l'Opéra. En chœur, elles scandent sans relâche chants, slogans et hymnes ukrainiens.
Au départ, les deux adolescentes avaient hésité. À Kharkiv, à seulement 30 kilomètres de la ligne de front, les frappes russes, qu'il s'agisse de missiles balistiques ou de bombes planantes, sont devenues quotidiennes. Mais face à la décision du président Zelensky, ni Lena ni Albina n'ont pu se résoudre à rester chez elles.
Lena et Albina lors de la manifestation. Sur leurs pancartes, on peut lire «#12414, va te faire f…» et «nouvelle politique, mais de vieux procureurs»
Iryna Matviyishyn
«Je ne l'ai pas dit à ma mère», confie Albina dans un sourire. Les cheveux courts, ébouriffés, vêtue d'un t-shirt du groupe de rock Queen et les bras couverts de bracelets, elle poursuit: «Mais j'ai compris que si je n'y allais pas, quelque chose de bien plus grave qu'une simple frappe allait nous arriver. Alors je suis là pour ne pas laisser ce pays sombrer. Parce que je veux le voir prospérer, et non pas s'autodétruire.»
Sa nouvelle amie a, elle aussi, bravé les risques pour venir protester. Trop jeunes pour avoir vécu la Révolution de Maïdan de 2014, les deux adolescentes se sentent pourtant les héritières de ce mouvement fondateur. «Moi, je rêve d'enseigner l'histoire de l'Ukraine, explique l'une. Et je me suis demandé: quel historien digne de ce nom, qui aime vraiment son pays, resterait silencieux?» Une crise qui affaiblit Volodymyr Zelensky
Les deux jeunes filles, descendues pour la première fois de leur vie dans la rue pour manifester, ne cachent pas leur déception à l'égard de Volodymyr Zelensky. «On a beaucoup de respect pour ce qu'il a fait au début de la guerre en restant à Kiev, et on apprécie sa politique étrangère. Mais cela ne fait pas de lui un dieu vivant», explique Lena.
Selon Sébastien Gobert, spécialiste de l'Ukraine et auteur du livre: « L'Ukraine, la République des oligarques », l'épisode marque un tournant politique. «Zelensky en ressort affaibli. Les raisons profondes du passage en force de la loi demeurent floues, mais le défoulement de cette séquence est parfaitement clair. L'administration Zelensky a voulu imposer sa volonté, mais elle a subi un retour de bâton, venu aussi bien de la société civile que des partenaires européens de l'Ukraine.»
Le président ukrainien, longtemps perçu comme l'incarnation de la résistance démocratique face à l'agression russe, fait désormais face à une contestation frontale, tant sur le plan intérieur qu'international. Sa crédibilité s'en trouve ébranlée, alors même que sa popularité, en recul depuis plusieurs mois, avait connu un rebond notable après l'incident diplomatique autour du Bureau ovale en février 2025.
La dynamique de mobilisation intérieure pourrait s'en trouver transformée. D'autres manifestations pourraient éclater, sur de nouveaux sujets. «Le Rubicon a été franchi. La population a vu que la contestation pouvait porter ses fruits», observe encore Sébastien Gobert. En arrière-plan se dessine un possible rééquilibrage des centres de pouvoir à Kiev, notamment autour d'Andriy Yermak, le tout-puissant conseiller du président, dont le rôle pourrait désormais être remis en cause.
Mais la question fondamentale demeure: Volodymyr Zelensky entendra-t-il les mises en garde de ses partenaires européens et de la société civile, ou choisira-t-il au contraire de contourner l'opposition pour faire passer sa réforme sous une autre forme, plus discrète? Une tradition ukrainienne de révolte et de manifestations
Les derniers rayons du soleil accompagnent les manifestants. Au loin, un ciel couleur de sang se mêle à la fumée opaque d'une bombe planante tombée dans les environs de la ville.
Arsenii, jeune graphiste de Kharkiv, avec ses amis lors de la manifestation devant l'Opéra de Kharkiv.
Iryna Matviyishyn
Arseniy Novikov, 19 ans, avance d'un pas calme aux côtés d'un groupe d'amis. En résidence artistique près de Kramatorsk, à une centaine de kilomètres de Kharkiv, il a fait le déplacement avec son collectif pour soutenir l'initiative populaire dans sa ville natale.
«On est fatigués de voir l'histoire se répéter», confie le jeune homme. «Mais les Ukrainiens ne ménagent pas leurs efforts. Ils savent que le pouvoir doit être surveillé. Ceux qui nous gouvernent, eux, ne semblent pas l'avoir encore compris. Alors, on est là pour leur montrer que leurs intérêts privés ne triompheront pas.»
Selon lui, en Ukraine, la politique n'est pas encore structurée pour servir les citoyens; la construction d'un véritable système démocratique reste inachevée.
Albina Kamishovskiy, elle, voit dans cette manifestation, portée principalement par sa génération, un signe encourageant pour l'Ukraine de demain. «Même si nous sommes très jeunes, il est impossible de ne pas nous intéresser à la politique. Elle nous affecte trop. On ne peut pas fermer les yeux, rester sourds.»
Lena, son amie, renchérit. Pour elle, ce sont toujours la jeunesse et les étudiants – en Ukraine comme ailleurs dans le monde – qui ont été le fer de lance du progrès et des mouvements populaires. Et cette réalité, affirme-t-elle, est encore plus palpable ici.
Mais surtout, pour ces deux adolescentes, aucun retour en arrière n'est envisageable. À Kharkiv, constamment sous la menace des frappes russes, elles s'interrogent: qu'est-ce qui, aujourd'hui, met le plus en péril l'Ukraine? L'avancée des chars ennemis ou l'érosion silencieuse des libertés? «Et si on se tait, on sera détruits. Détruits. Détruits», souffle Albina.
Guerre en Ukraine et Volodymyr Zelensky
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.