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La course torse nu est-elle lourdingue ?
Prisée par une minorité de runners dès que la température grimpe, la course torse nu divise, surtout en ville. Les pratiquants y voient une quête de liberté et de confort, quand les autres l'apparentent à de l'exhibition.
Le débat a commencé un soir sur une terrasse parisienne, au moment où le soleil tombait. La chaleur devenait enfin plus supportable, sauf, semble-t-il, pour ce joggeur qui fendait la route le torse découvert. « Personne n'a demandé à voir tes poils », l'a rabroué une passante. La remarque n'a pas suscité de réponse, mais elle a lancé le sujet de conversation de nos dix prochaines minutes, entre ferventes opposantes et hommes reconnaissant parfois à demi-mot avoir déjà fait tomber le maillot.
On s'est alors dit qu'il y avait un sujet. Après petite enquête, le constat est clair, les mâles torse nu et transpirants agacent, surtout les femmes. « Je ne vois pas pourquoi ils pourraient être torse nu dans l'espace public. On n'a pas envie de voir ça », s'enflamme ainsi Morgane, bientôt rejointe par Mahault, étudiante parisienne. « En tant que femme, je n'ose pas courir en brassière parce qu'on va davantage me regarder. Eux se mettent presque nus pour qu'on les regarde. Ce n'est pas juste. D'autant que c'est illégal, tu n'as pas le droit d'être à moitié nu sur la voie publique. »
C'est ce qu'on pensait aussi, avant de se plonger dans les manuels de droit français et de découvrir qu'un vrai débat existe sur la question. Le port du buste nu était illégal en public jusqu'en 1994, le Code pénal le qualifiant d'« outrage à la pudeur », un délit passible de 15 000 francs d'amende et deux ans de prison. Cela fait cher la séance de running au frais. D'outrage à la pudeur, il est passé ensuite sous la qualification d'exhibition sexuelle. Avec une nouvelle difficulté à résoudre : montrer ses tétons relève-t-il de l'exhibition ?
Le douloureux souvenir de Mekhissi
Le Code pénal ne le précise pas, d'où un certain flou une fois sorti des livres. Le topless est par exemple autorisé sur la plage mais on imagine mal l'expérience prolongée en pleine ville. La question s'est aussi posée lors des manifestations seins nus des Femen, au point de faire jurisprudence : en 2017, suite à une action dans une église, la justice française avait condamné une militante à une peine de prison avec sursis avant que la Cour européenne des droits de l'homme ne désavoue le jugement cinq ans plus tard, invoquant la liberté d'expression.
Courir torse nu est donc légalement possible. Sauf dans certaines communes, qui ont pris des arrêtés pour l'interdire au niveau local. Les polices d'Arcachon, de La Grande-Motte ou de Deauville peuvent ainsi verbaliser les tenues trop légères avec des amendes allant jusqu'à 150 euros. Le topless n'est pas non plus autorisé en compétition. L'athlète français Mahieddine Mekhissi en a fait l'amère expérience en 2014, ayant été dépossédé de son titre de champion d'Europe du 3 000 m steeple pour avoir terminé sans dossard.
Chez les amateurs, les triathlons interdisent également de franchir la ligne d'arrivée avec la combinaison ouverte, peut-être pour éviter des photos finish un peu trop poilues. Voilà pour le cadre légal et réglementaire. Mais dans l'espace public, les choses sont beaucoup moins claires. On entre alors dans un débat de société autour de ce qu'il convient de faire ou pas au vu de la bienséance , avec son lot de désaccords et parfois de disputes.
Charlotte, qui travaille dans le marketing, a un jour évoqué le sujet avec son compagnon. Elle lui a dit qu'elle ne « voyait pas l'intérêt » du torse nu pour les runners. Selon elle, ceux tentés par l'expérience voudraient « prouver quelque chose aux autres en montrant leur corps ». Son copain a acquiescé et lui a dit qu'on ne l'y prendrait jamais. Mais la semaine suivante, lorsqu'il est parti en week-end avec des amis, Charlotte a eu une drôle de surprise.
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« Ils sont partis courir et je l'ai vu torse nu sur le Strava d'un de ses amis, rembobine-t-elle. Ce qui est marrant, c'est que trois d'entre eux seulement étaient torse nu et bizarrement, c'étaient les trois plus musclés. Je lui ai écrit que je trouvais ça dérangeant et il ne comprenait pas vraiment. Il m'a dit qu'il allait à la salle de sport toute l'année pour ce genre de moments. On s'est disputés pendant un week-end sur ça. »
Aucun bénéfice scientifiquement prouvé
La chaleur, ce week-end-là, était étouffante, avait aussi argué le jeune homme. C'est aussi le cagnard qui a convaincu à plusieurs reprises Marin de se dévêtir. « Je cours parfois torse nu pour éviter que mon tee-shirt irrite mes tétons, explique le serveur parisien, qui court plusieurs fois par semaine. J'ai déjà saigné à cause de ces frottements. Il y a aussi un petit côté exhibitionniste, j'assume. J'ai vu des influenceurs running le faire et j'ai sûrement un peu l'envie de les imiter. Et ça permet, bien sûr, d'avoir moins chaud. »
« C'est un truc de "prouveur" (...) dans un endroit public, la moindre des choses c'est de s'habiller. »
Pierre, coureur bordelais.
Ce dernier argument ne tient pourtant pas la route d'un point de vue scientifique. Aucune étude n'a jamais prouvé qu'enlever son tee-shirt aidait à rafraîchir son corps. « Il n'y a aucun bénéfice à le faire, affirme ainsi Martine Duclos, physiologiste et endocrinologue. Votre température corporelle ne va pas chuter une fois votre tee-shirt enlevé et vous n'allez pas gagner en performance. De plus, le fait d'être trempé provoque des coups de soleil. Mon conseil, c'est d'éviter les tee-shirts en coton et d'opter plutôt pour des vêtements techniques, que vous ne sentez presque pas et qui évacuent la transpiration. »
Pour la spécialiste, courir poitrail à l'air est surtout « un truc de mec qui veut montrer ses pecs ». Pourtant, chez les intéressés aussi, la pratique divise. Pierre, programmateur, court régulièrement - et toujours habillé - sur les quais bordelais, où se mêlent familles, enfants et joggeurs. Dont quelques-uns dévêtus. « C'est un truc de "prouveur" de vouloir montrer ses muscles, juge-t-il. Un débardeur technique, on ne le sent presque pas. Si vraiment tu cours en forêt ou il n'y a personne, pourquoi pas, mais dans un endroit public, la moindre des choses est de s'habiller », dit-il.
Des comparaisons qui complexent
C'est aussi la limite que s'est fixée Marin, notre serveur parisien. Le jeune homme ne court toison découverte que lorsqu'il rentre dans sa rase campagne bretonne. « Et même là, je ne suis pas à l'aise quand je croise des promeneurs car je comprends que ça gêne. J'ai beaucoup de mal avec ceux qui le font en ville, il y a trop de monde, sans parler du risque que la police ne vienne t'interrompre. » Une espèce rare d'après notre consultation, où la majorité des personnes sondées ont constaté qu'elles voyaient davantage de torses en ville qu'en forêt ou sur les sentiers.
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Mathilde, finisher de l'IronMan de Nice, a l'habitude de croiser des torses nus pendant ses entraînements. « Ça me dérange parce que cela génère des commentaires et des comparaisons et parce que certains imposent leurs corps aux autres, avance la cadre en aérospatial. Cela peut freiner aussi des sportifs moins confirmés qui se sentent moins à l'aise dans l'espace public. ». Plusieurs personnes, femmes comme hommes, nous ont ainsi confié avoir déjà complexé en voyant des coureurs déambuler pecs à l'air et abdos tracés.
On a exposé tous ces témoignages à Kévin, marathonien depuis 2023 aux biceps saillants, qui fait tomber le vêtement technique dès qu'apparaissent les premiers rayons de soleil. « J'adore ça, je me sens vraiment à l'aise. Je suis bien bâti parce que je travaille mon corps. Si les gens veulent être offensés par quelqu'un qui ne fait rien de mal, c'est leur problème ! Moi, je suis totalement en paix avec moi-même », a répondu l'ingénieur chimiste.