22-07-2025
Manger la banane ou pas ?
L'œuvre Comedian, de l'artiste italien Maurizio Cattelan, lors de sa vente aux enchères chez Sotheby's, à New York, l'an dernier
J'adore ces histoires qui dévoilent les excès de l'art, mais qui témoignent aussi de son rôle premier, celui de provoquer des réactions de toutes sortes.
La scène a eu lieu le 12 juillet dernier au Centre Pompidou-Metz, en France. L'œuvre Comedian, de l'artiste italien Maurizio Cattelan, était exposée dans le cadre de l'exposition Dimanche sans fin.
Cette œuvre, évaluée à plusieurs millions de dollars, est en fait une (vraie) banane collée au mur grâce à un ruban adhésif communément appelé au Québec « duck tape ».
Alors que les visiteurs déambulaient dans les salles d'exposition, un homme s'est approché de la célèbre banane, l'a arrachée du mur, l'a épluchée et l'a mangée.
PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE
L'artiste italien Maurizio Cattelan au côté de l'une de ses œuvres exposées à Montréal, en 2019
L'équipe de sécurité est rapidement intervenue et une autre banane a été installée. En effet, comme il s'agit d'un objet périssable, l'œuvre doit être régulièrement remplacée.
Tout comme la robe de viande de l'artiste canadienne Jana Sterbak, la banane de Maurizio Cattelan a droit à des résurrections à répétition. Quelle belle vie !
Que dit Maurizio Cattelan du traitement réservé à sa banane ? Il est déçu que le visiteur n'ait mangé que le fruit. Il aurait souhaité qu'il avale aussi la pelure et le ruban adhésif, car tout cela fait partie de l'œuvre.
C'est la quatrième fois que cette œuvre, apparue en 2019 à la foire d'art contemporain Art Basel de Miami, est avalée par quelqu'un.
Le performeur David Datuna a été le premier à manger la banane (tirée originalement à trois exemplaires). Elle était alors évaluée à 120 000 $. Filmé par des téléphones, l'artiste signait du même coup une performance intitulée Hungry Artists (« Artistes qui ont faim ») pour dénoncer le sort réservé aux créateurs.
Puis, en 2023, la banane a été dévorée au Leeum Museum Art de Séoul par un étudiant qui, sans doute habité par les paroles de la chanson de Katerine, « Non, mais laissez-moi manger ma banane ! », a assuré avoir faim.
Enfin, en novembre dernier, Justin Sun, un riche entrepreneur chinois, a acheté l'œuvre pour la somme de 6,2 millions de dollars américains chez Sotheby's, à New York. Le collectionneur l'a ensuite mangée dans un hôtel de Hong Kong devant des médias.
Cette conception de l'art éphémère n'est pas sans rappeler la toile L'amour est dans la poubelle (Love is in the Bin) de Banksy. Après avoir été vendue aux enchères pour 31,3 millions de dollars américains, elle a été détruite par une déchiqueteuse.
Maurizio Cattelan est aussi connu pour avoir réalisé America, une toilette (fonctionnelle) en or 18 carats qui surligne les excès liés à la richesse. Quant à sa banane, elle a pour but de susciter une réflexion sur la notion d'œuvre d'art qui se trouve, selon lui, davantage dans l'idée que dans l'œuvre elle-même.
PHOTO TIMOTHY A. CLARY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE
En novembre dernier, Comedian s'est vendue pour 6,2 millions de dollars américains chez Sotheby's, à New York.
Au cours des dernières années, plusieurs œuvres d'art ont été la cible d'activistes qui, pour attirer l'attention sur une cause, ont commis des gestes de vandalisme. Dans ce cas-ci, on s'en prend à une œuvre qui a elle-même un rôle critique.
Ce qui est fascinant dans tout cela, c'est que ceux qui mangent la banane font partie intégrante de l'œuvre. Ils contribuent à enrichir son mythe et sa renommée. Ils lui confèrent un caractère (faussement) fugace.
Car au fond, derrière cette apparence de l'éphémère se cache l'éternité. En mangeant la banane, on ne détruit pas vraiment l'existence de l'œuvre. Dole et Chiquita pourront toujours fournir en bananes les musées et les galeries d'art.
Depuis cet évènement au Centre Pompidou-Metz, le débat sur ce qui constitue de l'art et ce qui ne l'est pas est relancé. Est-ce qu'une banane que l'on paye quelques cents à l'épicerie peut aussi valoir 6 millions de dollars ?
Oui, tout à fait.
La question qui suit est plus ardue : combien de personnes au ventre creux pourrions-nous nourrir avec 6 millions de dollars en bananes ?
Cet aspect a été soulevé lors de la vente aux enchères organisée par Sotheby's, en 2024. Le New York Times s'est demandé où la prestigieuse salle des ventes s'approvisionnait en bananes durant l'exposition de l'œuvre.
On a découvert que c'était auprès d'un certain Shah Alam, un marchand originaire du Bangladesh qui possède un kiosque dans l'Upper East Side. Quand le journaliste lui a dit que l'une de ses bananes, achetée pour 35 cents, avait été vendue 6 millions de dollars, l'homme de 74 ans s'est mis à pleurer.
Je sais que vous aimez les fins heureuses. J'ajoute donc que le milliardaire qui a fait l'acquisition de la banane (l'œuvre) s'est empressé d'écrire sur X qu'il allait acheter 100 000 bananes à M. Alam et que celles-ci allaient être distribuées gratuitement.
On dirait une performance artistique dans une performance artistique dans une performance artistique…
La saison des pommes arrive à grands pas. Je dis ça comme ça !