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80 ans d'Hiroshima et Nagasaki : comment le Japon a forgé son récit national de la Seconde Guerre mondiale
FIGAROVOX/TRIBUNE - Les commémorations des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août, sont l'occasion de s'interroger sur la façon dont l'histoire officielle japonaise raconte l'implication du pays dans la Seconde Guerre mondiale, explique l'historien Christian Kessler.
Christian Kessler est historien, professeur détaché à l'Athénée français de Tokyo, spécialiste du Japon. Dernier ouvrage paru : Les kamikazés, leur histoire, leurs ultimes écrits (Perrin, 2024).
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L'année 2025 marque le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la capitulation du Japon en août 1945. Peu de chance que, dans les médias japonais, un narratif mis en place depuis l'après-guerre change tant il est ancré dans la population. Depuis les années cinquante, en effet, les médias de l'archipel réitèrent un discours présentant le Japon uniquement comme une victime de la guerre. Significatives, à cet égard, sont les commémorations d'Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, point d'orgue d'un Japon qui est le seul à avoir été atomisé.
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Peu, voire rien sur le 7 juillet 1938 qui déclencha la guerre contre la Chine par exemple, ni sur le 8 décembre 1941 et l'attaque contre Pearl Harbor qui entraîne les États-Unis dans la guerre, ni a fortiori sur les exactions de l'armée impériale partout où elle est passée, ni sur une résistance paroxystique qui entraîne militaires comme civils dans la mort, résistance jusqu'au-boutiste qui explique en grande partie la difficile décision des frappes nucléaires par le président américain Truman.
Lorsque les médias japonais évoquent la Seconde Guerre mondiale, trois discours apparaissent. Le premier consiste à mettre en avant les souffrances du peuple japonais, particulièrement les morts et irradiés des deux bombardements atomiques, mais aussi les victimes des bombardements de l'aviation américaine comme celui des 9 et 10 mars 1945 sur Tokyo, les sacrifices des aviateurs kamikazés et les charges suicidaires des troupiers, les difficiles rapatriements de l'armée impériale des différents fronts en Asie à la fin de la guerre. Le second thème mis en avant est celui de l'après-guerre, avec la difficulté de se nourrir, de se loger, de vivre tout simplement dans les ruines du pays, un Japon d'une résilience sacrificielle qui permettra le « miracle économique ». Au passage, l'aide américaine directe mais aussi indirecte via la guerre de Corée est souvent occultée.
Le troisième est le slogan du pacifisme bien calé sous le parapluie nucléaire américain. Mais c'est bien le premier, celui de la victimisation qui sert de narration dans quasi tous les médias. Dans ce contexte, colonialisme, invasions, atrocités de toutes sortes sont relégués à l'arrière-plan, voire pas du tout évoqués. Une fois le procès de Tokyo clos sans que l'empereur ait été mis en cause, et les quelques militaires condamnés à mort ou à la prison, le Japon a évacué toute forme de culpabilité et pu reprendre sa marche avec la bénédiction de la communauté internationale, à savoir principalement des États-Unis pour qui l'archipel servait de base arrière dans la guerre de Corée et de porte-avions insubmersible face au communisme.
Premier ministre de 1941 à 1944, Hideki Tojo, criminel de guerre condamné à mort pendant le procès de Tokyo et pendu, continue d'ailleurs d'être considéré par la majorité de l'opinion publique comme un bouc émissaire
Cette narration victimaire, reprise en chœur dans tous les médias, rend difficile toute autre approche. Certes en 1995 (année du 50e anniversaire de la fin de la guerre), articles et programmes télévisés se tournèrent vers la responsabilité du Japon, allant même jusqu'à expliquer le contexte de l'atomisation de Hiroshima.
Mais cette exception est avant tout à replacer dans les mouvements sociaux qui agitèrent alors l'archipel, comme la controverse sur les manuels scolaires, les réparations demandées par les « femmes de réconfort » - ces esclaves sexuelles, principalement coréennes, mises à la disposition de la soldatesque japonaise -, les plaintes des travailleurs forcés dans tous les pays contrôlés par le Japon impérial, et finalement les regrets exprimés par le premier ministre de 1994 à 1996, Tomiichi Murayama. Mais très vite le discours bien rodé de la victimisation se remit en place, doublé d'une idée nouvelle, celle d'une colonisation présentée comme positive, et dont Taïwan est le paragon par excellence.
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Cette fibre victimaire, parfois défendable, mais qui se fera souvent au détriment de toute vérité historique, était d'ailleurs déjà solidement ancrée dans les référents culturels de l'archipel. Bien ancrée car elle débute très tôt dans l'histoire, au moins avec l'arrivée des bateaux noirs du commodore Perry en 1854. Ce dernier imposera à l'archipel son ouverture forcée à l'Occident, et des traités inégaux afférents qu'il n'acceptera jamais et dont il n'aura de cesse de dénoncer le caractère impérialiste.
Elle se poursuit lors de la conférence de Versailles - traité de paix signé entre l'Allemagne et les Alliés en 1919 - où le droit à l'égalité raciale lui est refusé. Et puis, face aux États-Unis qui l'empêchent de mener comme il l'entend sa guerre en Chine en lui imposant un embargo sur des produits vitaux, il s'estime à nouveau victime et répond avec l'agression de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. À chaque fois, face à l'étranger, le Japon s'estime victime et dans son bon droit.
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Il y a encore le procès de Tokyo, de janvier 1945 à décembre 1948, équivalent asiatique du procès de Nuremberg, qui sera toujours présenté au Japon comme un procès de vainqueur dont le seul but serait de justifier la vindicte des États-Unis bien que ceux-ci aient renoncé à incriminer l'empereur sorti blanchi de toute responsabilité. Premier ministre de 1941 à 1944, Hideki Tojo, criminel de guerre condamné à mort pendant le procès de Tokyo et pendu, continue d'ailleurs d'être considéré par la majorité de l'opinion publique comme un bouc émissaire, une victime en somme.
Car ce qui compte n'est pas tant ce qu'on a fait que l'esprit dans lequel on l'a fait. Tojo a obéi à l'empereur, lui a servi de bouclier en s'offrant comme une victime expiatoire lors du procès de Tokyo. Dès lors, son comportement est remarquable, car qu'importe ce qu'il a fait : il l'a fait en toute bonne foi dans une obligation vis-à-vis de l'empereur et donc du Japon, dans une sincérité de devoir social qui fait l'économie de la question d'une vérité immanente telle que le conçoit la pensée occidentale.
Dans son discours du 15 août 1945, le monarque, qui s'adresse pour la première fois directement à ses sujets, explique l'acceptation des clauses de la commune déclaration de Potsdam, à savoir la reddition pleine et complète de l'armée, du fait de l'emploi par les Américains d'une nouvelle bombe extrêmement cruelle exterminant un grand nombre d'innocents. Discours victimaire s'il en est, qui ne témoigne au vrai d'aucune forme de regret qui ressortirait d'une vérité générale et définitive. Le mot « défaite », fait remarquable, n'a aucun moment été prononcé par l'empereur Hiro-Hito dans son discours radiodiffusé.
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La coopération avec les États-Unis, imposant la démocratie dans un pays qui, il faut le répéter, n'en avait pas du tout l'expérience politique ni philosophique, a d'ailleurs permis au Japon de maintenir en place toute une classe de fonctionnaires d'avant-guerre parfois largement compromise. Dès 1948, Kishida Nobosuke, criminel de guerre, sort des geôles de Sugamo pour devenir premier ministre en 1957.
En somme, on en viendrait presque à se dire que le Japon n'aurait pas grand-chose à se reprocher si ce n'est… d'avoir perdu la guerre !
Tous ces acteurs freineront des deux pieds l'enseignement de l'histoire quelque peu objective de la Seconde Guerre mondiale dans les écoles - que certains professeurs de gauche appelaient pourtant de leurs vœux - entraînant ainsi une amnésie collective de crimes de guerre de l'armée impériale. Amnésie relayée par tous les médias mais aussi par les musées dont celui de Hiroshima, qui malgré quelques changements dans les dernières décennies visant à montrer aussi, mais en marge, les crimes de guerre japonais, ne se focalise à aucun moment sur le contexte dans lequel la bombe a été utilisée, comme s'il s'agissait là d'un phénomène anhistorique, qui ne se prête à aucun examen. En somme, on en viendrait presque à se dire que le Japon n'aurait pas grand-chose à se reprocher si ce n'est… d'avoir perdu la guerre !
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Les commémorations de cette année se complaisent dans ce même discours d'absolution et de victimisation, entériné par la très grande majorité de la population et véhiculé avec soin par les médias. Oui, certes, le Japon est singulier en ce qu'il a enduré le feu nucléaire. Mais non, il n'est pas plus victime que les autres. Restant trop souvent centré sur l'archipel, tout discours sur l'écriture du passé peine à porter une réflexion sur la guerre en Asie ou sur la violence coloniale. En ce sens, la singularité d'un Japon innocent reste encore l'alpha et l'oméga d'une histoire nationale prise en otage.