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Le froid, la neige et le silence
Le froid, la neige et le silence

La Presse

time19-07-2025

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Le froid, la neige et le silence

En cette époque où les romans doivent être punchés, où la quête du soi domine souvent, en cette ère où l'on veut des personnages rebelles, des histoires tordues, racontées dans une langue qui bouscule, Andreï Makine, qui ne coche aucune des cases à la mode, apparaît comme un écrivain dépassé par son époque. Pourtant, jamais il n'a été aussi pertinent. La Russie, terreau littéraire fertile, nous a donné certaines des plus grandes voix de la littérature. Et plusieurs d'entre elles ont dénoncé avec force et verve les dérives de leur patrie. Le plus connu est sans doute Alexandre Soljenitsyne, figure de proue de la dissidence soviétique et prix Nobel de 1970, dont L'Archipel du Goulag, en 1973, a eu l'effet d'un coup de tonnerre dans le ciel littéraire et politique. Ce livre percutant révélait avec une précision douloureuse l'inhumanité des camps de travail et de l'oppression politique du régime stalinien. La Russie fascine et inquiète depuis longtemps. Ses excès et ses dérives préoccupent encore aujourd'hui le monde et inspirent aussi des auteurs étrangers. Dans Le mage du Kremlin, l'auteur Giuliano da Empoli, né en France, décortique comment les nouveaux maîtres de la Russie ont remplacé le marxisme par le nationalisme pour maintenir leur emprise sur le pouvoir. Le livre donne froid dans le dos. Le froid, justement, la neige et le silence sont des personnages familiers de l'œuvre d'Andreï Makine. Prisonnier du rêve écarlate, son plus récent roman, parle de ces Occidentaux enivrés par le rêve marxiste qui ont choisi d'émigrer en URSS, paradis idéologique où « les condamnés touchent un salaire et peuvent tout acheter sauf les boissons alcoolisées. Ils peuvent se payer une chambre individuelle, ils lisent, écrivent, voient des films, font de la musique », écrit-il. Lucien Baert est un de ces cocus de l'histoire. Jeune communiste français, il se rend en URSS en voyage et s'y trouve coincé après avoir raté son train. Il connaîtra l'enfer, le goulag, les tortures, sera envoyé au front servir de chair à canon. Baert change d'identité, devient Matvei Belov. Il mène une vie anonyme dans la steppe où il rencontre Daria, qui va l'aider à retourner en France. Mais son pays d'origine traverse une époque trouble. Baert vivra son heure de gloire en racontant son histoire dans un livre, mais pour finir, apatride dans cette France en ébullition des années 1960 qu'il ne reconnaît pas, il retourne en Russie. Il redevient Matvei Belov. L'URSS n'était pas le paradis espéré, mais elle n'était pas non plus l'enfer qu'on décrit souvent, insiste Makine. Dans une entrevue radio à RCF en 2023, il explique que « la notion de fraternité n'était pas un vain mot. Elle existait vraiment. Elle avait comme les tout derniers reflets de ce rêve, je ne dirais même pas communiste, mais collectiviste, où l'homme n'était plus considéré comme un loup pour un autre ». À la fin du roman, c'est cette solidarité qui permet aux habitants d'un petit village isolé de survivre dans la taïga. Marvei et Daria trouvent même enfin le bonheur dans ce qui, quelque part, est l'essence du rêve socialiste. Si le marxisme n'a pas été le paradis rêvé, selon Makine, le capitalisme sauvage et débridé, celui des oligarques qui nous a donné Poutine, ne l'est certes pas non plus. Il viendra d'ailleurs briser les rêves de Matvei, Daria et les autres. Les régimes et les idéologies ont beau changer, l'histoire continue de bousculer nos vies, constate Daria. « À l'université, nous avons étudié ces belles théories et j'ai même eu de bonnes notes aux examens. Mais… ceux qui t'ont torturé en prison avaient lu Lénine. Et avec quel résultat ? » Il y a, dans l'œuvre de Makine, la nature, cette steppe russe, immense et omniprésente, cousine de la taïga du Québec ou du Nutshimit des Innus, insensible aux humains et à leurs tourments. Le bonheur y est possible pour les humbles qui aiment sa beauté et acceptent sa dureté. « Le vent lui jette au visage des coulées de neige mouillée, les roues patinent. Il se courbe et cette progression lui rappelle un passé profondément enseveli : la même route qui avance, ne gardant qu'un nuage à la place de la mémoire, un peu comme cette vue brouillée par la mitraille des flocons. » Dans cet univers dépouillé, Matvei s'interroge. « Le bonheur… Est-ce une affaire de classes, de richesse, de pouvoir ? » Cette question, on se la pose toujours. Et l'œuvre de Makine nous aide à trouver, entre la déception soviétique et l'illusion capitaliste, un peu d'espoir. En ces temps de nouvelle noirceur alors que les canons tonnent et que les dictateurs bombent le torse, c'est précieux.

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