05-08-2025
Trump n'aime pas les chiffres
Quand le deuxième recensement des citoyens de l'URSS a été terminé, en 1937, Joseph Staline était furieux. Au lieu des 170 millions, voire 172 millions d'âmes prévues, les statisticiens en avaient dénombré seulement 162 millions.
Un « déficit » de population inacceptable pour le régime, qui se vantait des hauts taux de natalité du peuple, tandis que les régimes capitalistes déploraient une baisse constante. Dans les discours officiels, Staline prétendait que l'espérance de vie dans le régime communiste augmentait sans arrêt et la mortalité infantile diminuait de manière spectaculaire, pendant que la pauvreté et la malnutrition affligeaient les régimes européens et nord-américains.
Il était donc inconcevable que les données indiquent pire qu'une absence de croissance : une baisse nette de la population soviétique de six millions de personnes depuis le recensement de 1934.
On a fait des procès aux dirigeants de la statistique, forcés d'avouer avoir délibérément commis des erreurs de méthode, voire truqué les chiffres pour dénigrer le régime.
Au fil des ans, certains statisticiens ont été envoyés dans des camps en Sibérie, d'autres ont été exécutés. (Cinquante ans plus tard, on a démontré que leurs données étaient exactes.)
Staline avait compris deux choses : les données de population et de production économique sont indispensables pour la gestion d'un État moderne – en particulier d'une économie planifiée – et, deuxièmement, les chiffres sont un outil de propagande extraordinairement puissant et dangereux.
Les chiffres peuvent couler ou faire triompher un gouvernement.
Donald Trump aussi a compris cela. Vendredi, après avoir vu la publication de données très désagréables sur l'emploi, il a congédié la commissaire aux statistiques du travail, Erika McEntarfer. Il l'a accusée d'avoir manipulé les données de l'emploi pour faire mal paraître son administration. Il est vrai que les 73 000 emplois créés aux États-Unis en juillet sont décevants. Mais pire encore : les données de mai et de juin ont été révisées à la baisse. Au lieu des très bons résultats annoncés précédemment, les données révisées indiquent une croissance anémique.
Loin d'indiquer de la malhonnêteté, ces révisions, fréquentes, montrent que les chiffres sont toujours révisés. Pas grave, le messager doit être puni !
Mme McEntarfer, une économiste qui détient un doctorat de Virginia Tech, a été nommée par le président Biden. Si un pays prend au sérieux l'intégrité des données économiques, c'est bien les États-Unis. On ne niaise pas avec ça. Les investissements, les prédictions économiques, les budgets… Tout est lié à l'honnêteté des données du gouvernement. C'est pourquoi une nomination à ce poste de haut fonctionnaire doit être approuvée par le Sénat : il faut éviter d'injecter le favoritisme politique dans la collecte et la publication des chiffres économiques. La Dre McEntarfer, comme on l'appelle, a d'ailleurs été confirmée par un vote de 86 à 8 au Sénat.
Qu'importe : Donald Trump n'aime pas les chiffres ? Il congédie la cheffe des chiffres.
PHOTO DU BUREAU OF LABOR STATISTICS, FOURNIE PAR ARCHIVES REUTERS
Erika McEntarfer, commissaire aux statistiques du travail ayant été congédiée
Le 27 juin 1930, dans son rapport au XVIe Congrès du Parti communiste, Joseph Staline avait de bonnes nouvelles à annoncer.
« Il n'est pas étonnant que nos ouvriers et nos paysans vivent bien en moyenne chez nous : depuis la Révolution, la mortalité générale a baissé de 36 % et la mortalité infantile de 42,5 %, et l'accroissement naturel de la population est chaque année de plus de 3 millions. »
Il ne faisait qu'exagérer.
Le 3 août 2025, devant les journalistes, Donald Trump a déclaré que le prix des médicaments, grâce à ses politiques, avait diminué de « 1200, 1300, 1400, 1500 %. Je ne veux pas dire 50 %. Je veux dire 1400, 1500 % ».
C'est du délire mathématique. Si le prix d'un médicament de 100 $ diminuait de 1500 %, il faudrait que le pharmacien rende 1400 $ au patient chaque fois qu'il en achète.
On peut s'amuser de l'incompétence mathématique du président, et il y a de quoi rire en masse. Le plus grave, c'est qu'il ne s'en trouve pas tant pour le corriger. Il dit littéralement n'importe quoi. Invente des données. Ment à tour de bras.
Et la personne payée par l'État pour livrer un portrait honnête, impartial des chiffres de l'économie est congédiée sans aucun motif valable.
Et la vie continue, à part quelques protestations d'experts…
Il faut avouer qu'il y a tant à déplorer qu'on ne sait plus par quelle arnaque commencer.
En six mois de pouvoir, Donald Trump a posé les bases d'une présidence autoritaire et malhonnête comme les États-Unis modernes n'en ont jamais connu.
Sur le plan personnel, il utilise sa fonction pour promouvoir ses entreprises sans la moindre inquiétude – comme en inaugurant un terrain de golf en Écosse tout en négociant des droits de douane, ce qui n'est rien à côté de ses lancements de cryptomonnaies, société de téléphonie, projets immobiliers au Moyen-Orient, don d'avion du Qatar, etc.
Sur le plan institutionnel, il installe ses sbires à tous les postes-clés et leur donne des mandats politiques. Résultat : le FBI a déclenché des enquêtes sur les anciens directeurs du FBI et de la CIA, James Comey et John Brennan, qui ont osé ne pas lui obéir pendant son premier mandat. Une enquête est aussi lancée, pour « ingérence dans la campagne de 2024 », contre Jack Smith, le procureur indépendant (mais républicain à la base) ayant déposé des accusations contre Trump.
La fille de Comey, procureure fédérale de haut niveau, a été congédiée sans motif. C'est elle qui a fait condamner Ghislaine Maxwell, compagne du pédophile Jeffrey Epstein.
Dans ce dossier, il ne faut pas s'attendre à ce qu'on trouve une preuve contre Trump, outre le fait qu'il fréquentait ce sale type et savait probablement ce qu'il faisait. On l'aurait su. Le problème n'est pas non plus qu'on ne publie pas une enquête criminelle. Il y a des secrets nécessaires et des allégations non prouvées ou fausses, comme dans tous les dossiers.
Le pire n'est pas là. Le scandale sur lequel on n'insiste pas assez est que le numéro deux de la Justice, Todd Blanche, est allé lui-même interroger Maxwell en prison pendant deux jours. Blanche est l'ex-avocat criminaliste personnel de Trump.
Pourquoi ce soudain intérêt pour cette condamnée ? Ce n'est pas dans le cadre d'une enquête normale. C'est une commande politique directe du président, embarrassé par le scandale. Et comme par hasard, voici Maxwell transférée dans un pénitencier à sécurité minimum.
Voilà ce qu'est un gouvernement autoritaire : toute l'action de l'État est « personnelle », car l'État se confond avec la personne du président. Il n'aime pas le sort réservé à l'ancien président brésilien ? Il augmente les droits de douane du Brésil. Il n'aime pas une déclaration de la comédienne Rosie O'Donnell ? Il menace de lui retirer sa citoyenneté.
Que dit la loi ? On s'en fout. On veut savoir ce que dit Donald Trump. Il veut gérer les universités, les musées, le Kennedy Center, etc.
L'État fédéral a perdu son indépendance et est maintenant entre les mains de Trump. C'était prévu, annoncé, promis dans la campagne, écrit dans le Projet 2025. La toute-puissance du président. Le châtiment pour les « ennemis ».
Après six mois, il a tenu parole.