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« Je trouvais que le prix à payer était trop grand »
Cet été, nos chroniqueurs tendent la main à des artistes, des politiciens et des gens d'affaires qui se trouvent à un tournant de leur carrière. Maxime Bergeron s'est entretenu avec Joëlle Pineau, une sommité mondiale en intelligence artificielle, qui vient de quitter son poste de vice-présidente chez Meta.
Son nom ne vous est peut-être pas familier, mais l'une des plus grandes stars de l'industrie mondiale des technos est une Montréalaise. Joëlle Pineau a été pendant huit ans la patronne de la recherche en intelligence artificielle (IA) chez Meta, société derrière Facebook et Instagram.
Les centaines de chercheurs qu'elle dirigeait, partout dans le monde, ont conçu nombre d'innovations que vous utilisez peut-être au quotidien, sans le savoir.
Elle est même entrée au saint des saints de Meta pendant les 18 derniers mois, soit le comité de direction. Aux côtés d'un groupe restreint, dont le PDG Mark Zuckerberg, elle a orienté plusieurs des décisions stratégiques de l'entreprise évaluée à 2400 milliards de dollars en Bourse.
Mais tout cela est maintenant derrière elle.
La femme de 50 ans a quitté Meta à la fin de mai. Elle a renoncé à des millions futurs et au pouvoir d'influence considérable que lui conférait son titre de vice-présidente.
Prochaine étape de son parcours ? Inconnue.
« C'est plate, je ne suis pas venue faire de grosses annonces, ça aurait été le fun que tu aies un scoop », m'a-t-elle dit en riant, dans un café du Plateau Mont-Royal, quelques jours après son départ du groupe.
PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE
Joëlle Pineau a passé huit ans à la tête de la recherche en IA chez Meta.
Je n'aurai pas eu de primeur, mais son histoire fascinante mérite d'être racontée. Joëlle Pineau s'est retrouvée plusieurs fois à la « croisée des chemins », tout au long de sa vie, et elle a écouté ses valeurs pour guider ses décisions.
Y compris celle, toute récente, de quitter Meta.
La raison de son départ pourrait se résumer en deux mots : Donald Trump.
Joëlle Pineau n'a pas digéré le virage « pro-Trump » des géants californiens de la techno. « Ils ont manifesté publiquement leur soutien à cette administration-là, et ce faisant, légitimé ses actions. »
L'un des effets les plus visibles a été l'abolition des programmes de « diversité et inclusion », qui favorisaient l'embauche de femmes ou de gens issus des minorités. La plupart des grandes boîtes de la Silicon Valley – y compris son ex-employeur, Meta – les ont abandonnés pour se conformer à la vision anti-woke du président républicain.
Une vision de tech bros, assez macho-musclée-alpha-blanche.
« Peut-être que l'histoire nous dira qu'à court terme, c'était la bonne décision stratégique, mais moi, je trouvais que le prix à payer était trop grand », m'explique-t-elle.
La chercheuse a eu des discussions « sur le fond des choses » avec ses patrons au moment d'annoncer son départ. Le ton est resté cordial. Même si on a tenté de la retenir, elle a tenu à respecter ses principes jusqu'au bout. « À un moment donné, quand tu es à ce niveau-là de gestion dans une entreprise, c'est soi 'disagree and commit', et tu t'alignes, ou 'disagree and leave'. »
Elle est partie sans rancœur, assure-t-elle.
Tout le monde attend que je raconte l'histoire de comment c'est donc terrible, cette entreprise-là. Ce n'est pas mon expérience. Les gens ont toutes sortes d'hypothèses et pensent même que je me suis fait mettre dehors parce que j'étais une embauche de diversité. Les thèses sont partout…
Joëlle Pineau
Ce n'est que tout récemment que l'IA a été démocratisée, avec l'émergence de robots conversationnels comme ChatGPT ou Gemini et de milliers d'autres applications destinées au grand public. Mais ce secteur se développe depuis des décennies déjà. Joëlle Pineau en a été l'une des grandes artisanes.
Elle a pourtant failli ne jamais emprunter cette voie.
La native d'Ottawa a consacré une bonne partie de sa jeunesse à la musique. Son registre était vaste, entre le violon, le piano et d'autres instruments. Une passion. Elle a joué pendant plusieurs années dans l'Orchestre symphonique d'Ottawa.
Elle a dû affronter un dilemme au moment de choisir son parcours universitaire. Musique, à McGill, ou génie, à Waterloo ?
« Ç'a été ma première grosse croisée des chemins, dit-elle. J'aimais beaucoup les deux, mais la musique, ça relevait plus du plaisir que du travail. L'idée de répéter six heures par jour, oublie ça. Cette rigueur, je l'avais dans la mathématique, les sciences, mais dans la musique, non. »
Elle a donc mis le cap sur Waterloo en 1993. Cette ville ontarienne a été un bastion canadien des technologies, qui a vu naître des entreprises comme Research In Motion, parent du BlackBerry. Joëlle Pineau s'y est spécialisée en génie des systèmes, puis en robotique. « J'ai commencé à construire un robot à six pattes qui se promenait, et ç'a été vraiment le déclic, qui m'a par la suite menée vers l'IA. »
Cet intérêt l'entraîne en 1998 à la prestigieuse Université Carnegie Mellon, à Pittsburgh, la seule au monde à offrir un doctorat en robotique à l'époque. C'est là que les germes de l'IA prennent racine et fleurissent chez la jeune scientifique.
« À partir de ça, il s'agissait d'aller rejoindre l'interface entre l'humain, puis le robot, mais vraiment avec les algorithmes qui sont capables de choisir les bonnes actions », vulgarise-t-elle.
PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE
En tant que vice-présidente chez Meta, Joëlle Pineau dirigeait quelque 600 chercheurs en IA.
Elle a donné naissance au premier de ses quatre enfants pendant son doctorat à Pittsburgh. Sa thèse portait sur « les algorithmes pour la planification sous incertitude ». C'était en 2004. Les États-Unis vivaient alors les années de George W. Bush, post-11-Septembre et guerre en Irak. Une époque « quasiment cute par rapport à la réalité présente ».
Joëlle Pineau a voulu revenir au Canada après ses études, avec son mari, lui aussi chercheur. Son superviseur de thèse le lui a déconseillé. Elle risquait de « gaspiller son talent » en rentrant à Montréal, arguait-il.
Nouveau pivot, nouveau pari. Elle atterrit à l'Université McGill, où elle fonde un laboratoire de recherche auquel elle est encore associée.
Ses travaux sont remarqués en 2017 par les dirigeants de Facebook, renommée Meta quelques années plus tard. La multinationale lui offre d'ouvrir un laboratoire de pointe à Montréal. La métropole connaît alors une grande ébullition technologique centrée autour de Mila, l'Institut québécois d'intelligence artificielle dirigé par Joshua Bengio.
Le succès est au rendez-vous. Joëlle Pineau prend du galon et dirige éventuellement, à partir de Montréal, tous les labos d'IA de Meta, entre New York, Paris, Tel-Aviv et Seattle. Quelque 600 chercheurs, au total.
Les innovations sont nombreuses pendant ses huit années à la barre. Ses équipes ont développé plusieurs projets qui se sont traduits par des applications concrètes pour les utilisateurs. Par exemple : la fonction « edit », qui permet d'éditer des vidéos dans Instagram, le modèle Meta AI utilisé dans Messenger et WhatsApp, ou les fonctions de traduction offertes dans les produits Meta.
Ce qui nous amène à aujourd'hui. L'IA a explosé dans les derniers mois, c'est indéniable. On peut en voir des exemples frappants dans les réseaux sociaux comme TikTok. Les vidéos factices, d'un réalisme désarmant, y pullulent. La désinformation aussi.
Bien des gens, au Québec comme ailleurs, ont peur des avancées supersoniques de cette technologie, ce que Joëlle Pineau comprend. « On peut critiquer ces outils-là, par exemple parce qu'ils sont hyper anglocentriques, hyper centrés sur l'Amérique du Nord, et qu'il y a encore plein d'inexactitudes, plein de biais. »
Mais les bénéfices de l'IA dépassent de loin ses inconvénients, fait valoir la scientifique. Elle cite entre autres la recherche de nouveaux médicaments ou de matériaux composites, accélérée grâce aux capacités de calcul et d'analyse des machines. « On vient de réduire notre processus de développement de 20 ans à 1 an. »
C'est un autre grand « pivot » dont nous avons discuté pendant notre café : l'IA est là pour de bon. Qu'on le veuille ou non. Il en reviendra à chacun d'adopter la posture qui lui convient, croit Joëlle Pineau.
« L'image qui me vient là, c'est une rivière, illustre-t-elle. La rivière coule, tu as des choix. Tu peux décider de nager contre le courant, mais tu risques de t'épuiser. Tu peux décider de débarquer du courant, puis de te stationner sur le côté, d'où tu vas regarder la rivière passer. Pour des gens, c'est correct. Il y en a qui veulent un peu se soustraire de ce monde numérique. Ils peuvent, mais ils n'auront pas nécessairement accès à certains emplois ou opportunités. »
Elle poursuit : « Tu peux aussi juste regarder tout le courant qui s'en vient, mais là, tu te fais pousser, puis tu ne regardes pas où tu t'en vas, donc tu vas te faire frapper dans les rochers. Ou encore : tu peux regarder le courant et te dire : 'J'ai encore la possibilité d'aller à droite, d'aller à gauche, puis d'utiliser mon intelligence, toutes mes capacités, pour naviguer dans ce courant-là.' Ça encourage les gens à naviguer avec lucidité. Pas juste de se laisser emporter les yeux fermés. »
J'aurais pu écouter Joëlle Pineau me parler pendant des heures des mille et une applications de l'IA qu'elle a contribué à développer depuis des années. Elle a aussi pu « influencer » la façon de déployer cette technologie pour des milliards d'utilisateurs, avec tous les remparts éthiques qui s'imposent, grâce à sa présence au comité de direction de Meta.
Elle est très à l'aise avec sa démission, mais une question la taraude.
« Ce qui m'a le plus travaillée par rapport à ma décision, c'est : est-ce qu'on a plus d'influence quand on est à l'intérieur qu'à l'extérieur ? Parce que j'en avais quand même, tu sais. »
Son influence sera « moindre » hors du giron de Meta, Joëlle Pineau le sait. Elle passera entre autres par ses enseignements à McGill et ses travaux au Mila. Mais mon petit doigt me dit que la scientifique n'aura aucune difficulté à trouver une nouvelle façon de rayonner, si elle le désire.