14-07-2025
La Presse au Tchad
Aux portes du Soudan en guerre, la ville tchadienne d'Adré, poste-frontière en plein désert sahélien où arrivent quotidiennement depuis deux ans des dizaines de réfugiés.
En avril, deux ans après le début de la guerre civile au Soudan, le plus grand camp de déplacés du pays, Zamzam, situé en banlieue d'El Fasher, la capitale du Nord-Darfour, a été attaqué par les milices du général Mohamed Hamdan Dagalo. Depuis, 500 000 femmes et enfants sont sur les routes du Darfour, cherchant à fuir la mort.
Amaury HAUCHARD
Collaboration spéciale
« On a vu des gens morts sur le bord de la route, à cause du manque d'eau, du manque de nourriture. Tous ces gens marchaient, tous en train de fuir. Nous aussi, on avançait pour venir ici, pour nous sauver. »
Awa Mahamedine, 39 ans, est assise sur une petite chaise en plastique mauve, dans une petite tente faite de bâches du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, à quelques mètres de la frontière entre le Soudan et le Tchad.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Awa Mahamedine, 39 ans, a fui El Fasher, au Darfour, avec ses quatre enfants pour se réfugier dans le pays voisin du Tchad.
Le vent souffle et fait tourbillonner le sable omniprésent à Adré, ce poste-frontière en plein désert sahélien où arrivent quotidiennement depuis deux ans des dizaines de réfugiés à pied, à dos d'âne ou de cheval.
Avec ses quatre enfants, elle est entrée au Tchad la veille de notre rencontre. Ils venaient d'El Fasher, capitale du Nord-Darfour et l'un des épicentres de la guerre qui ravage le Soudan depuis avril 2023.
« [Il s'agit de] la plus importante crise humanitaire au monde », a encore dénoncé à la fin de juin Tom Fletcher, haut responsable de l'ONU.
Son fils de 3 ans écarquille les yeux quand il voit des gens boire du Coca-Cola, manière de faire face à la chaleur étouffante qui ne baisse jamais sous les 35 degrés Celsius, jour comme nuit : il n'a jamais goûté cette étrange boisson, mondialement connue, mais introuvable à El Fasher depuis qu'il est né.
« Ils ont tout pillé »
Dès les premiers jours du conflit, en avril 2023, les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », ont pris d'assaut la ville. Les paramilitaires, issus des anciens janjawids, les « démons à cheval » en arabe, ces milices génocidaires des années 2000, n'ont pas réussi à la soumettre, défendue par des groupes armés hétéroclites qui se sont ralliés à l'armée soudanaise pour faire face aux coups de boutoir des FSR.
PHOTO IVOR PRICKETT, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES
Soldats des Forces de soutien rapide (FSR), à Khartoum, au Soudan, en mars dernier
Depuis mai 2024, un blocus de ces derniers interdit tout mouvement. Pis, ils ont pris d'assaut en février le principal camp de déplacés en banlieue d'El Fasher, appelé Zamzam, où plusieurs centaines de milliers de Soudanais s'étaient réfugiés, parmi lesquels Awa Mahamedine.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Cette famille réfugiée est en attente d'un transfert dans un camp à l'écart de la ville, à Adré, au Tchad, en mai dernier.
« Quasiment toutes les maisons ont été brûlées, ils ont tout pillé. Ma sœur a été tuée par balles durant l'attaque. Moi, j'ai reçu un éclat d'obus », raconte la mère de quatre enfants en soulevant le long pagne traditionnel rouge qui recouvre sa tête et ses épaules, dévoilant une blessure sur le bras, pas encore cicatrisée.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Awa Mahamedine montre sa blessure causée par un éclat d'obus, alors qu'elle était au camp de Zamzam.
« Ils ont tué tout ce qu'ils pouvaient, ils tiraient sans distinction », dit-elle. Avant le début du blocus, les ONG opéraient dans ce camp où entre 400 000 et 500 000 personnes étaient installées, mais elles ont dû le quitter en raison de l'insécurité.
Sur la route
Les ONG décrivaient déjà à l'époque des conditions terribles : un tiers des enfants en état de malnutrition aiguë, la famine qui rôdait, une épidémie de choléra en raison du manque de latrines.
L'attaque en février a sonné le glas final de Zamzam : tous les habitants du camp ont fui, emportant ce qu'ils pouvaient, souvent rien de plus que les vêtements qu'ils portaient.
Ils sont désormais sur les routes du Darfour et cherchent un endroit sûr où être en sécurité dans une région ravagée par la guerre, aride et grande comme l'Espagne. Fin avril, le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, s'est dit « consterné par la situation de plus en plus catastrophique » dans la région et « l'ampleur des besoins des personnes désespérées ».
PHOTO ARCHIVES REUTERS
Des personnes déplacées ont pris refuge dans la ville de Tawila, à quelques kilomètres à l'ouest du camp de Zamzam, à la suite de l'attaque des FSR contre le camp, en mars dernier.
Rencontrée quelques jours après son arrivée au Tchad, Mariam Mahamat raconte avoir erré pendant trois mois de village en village, avec un groupe de femmes et d'enfants, avant d'avoir pu atteindre la frontière avec le Tchad. Près de 600 km séparent le camp de Zamzam de la frontière entre le Soudan et le Tchad.
Plus de 1,2 million de Soudanais ont déjà trouvé refuge dans ce pays voisin, dont 830 000 depuis 2023. D'autres y étaient venus il y a 20 ans, lors du précédent conflit darfouri.
« Les RSF veulent tuer tous les hommes, tous les garçons », dit-elle. Par crainte, son mari est resté à El Fasher et elle a grimé son fils Noh, 12 ans, en fille pendant toute leur fuite pour éviter qu'il ne soit tué. « Il y a une volonté de ne pas laisser l'opportunité à une nouvelle génération de combattants de se former, alors ils tuent les garçons », dit Sali Bakari, historien des conflits à l'École normale supérieure de N'Djamena.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Noh, 12 ans, a dû traverser le Darfour déguisé en fille pour éviter d'être tué par les soldats des FSR.
Lorsqu'on s'assied dans la petite hutte du HCR, une queue de femmes et d'hommes se forme spontanément, sans qu'on l'ait demandé, pour raconter ce qu'ils ont vécu. Chaque personne qui arrive a son histoire dramatique qu'elle veut raconter.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Des réfugiées soudanaises patientent pendant une distribution alimentaire du Programme alimentaire mondial dans le camp de transit d'Adré, province du Ouaddaï, au Tchad, en mai dernier
Toutes et tous ont un traumatisme en partage : une blessure par balle, un viol gravé à jamais dans la chair, des proches assassinés devant eux.
« Il y a un plan d'arabisation du Darfour, et ça ne remonte pas à hier. C'est simple, ils veulent tuer toutes les peaux noires », affirme un notable Masalit, l'une des principales communautés non arabes du Soudan prises pour cible par les RSF dès le début de la guerre. Par peur des représailles, menacé de mort depuis qu'il a fui, il ne souhaite pas être nommé.
La quasi-totalité des Masalit, plusieurs centaines de milliers de personnes, qui vivaient au Darfour, ont dû fuir, quand ils n'ont pas été tués.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Le camp de Tiné, un des 19 camps de réfugiés au Tchad, accueille près de 30 000 Soudanais venus de Zamzam.
Ils sont désormais éparpillés à Adré et dans 19 camps de réfugiés au Tchad, cherchent à alerter sur ce qu'il s'est passé. « Il faut récolter les témoignages, récolter les preuves, pour qu'un jour, lorsque tout cela sera fini, qu'il y ait un procès, que les coupables de massacres soient jugés », dit Ahmed Omer, avocat et réfugié, qui écume les camps avec des confrères pour faire ce travail de fourmi depuis deux ans.
« Ce n'est peut-être que le début »
« Karim Khan [le procureur de la Cour pénale internationale (CPI)] est venu ici, mais il est reparti et depuis on n'a pas de nouvelles. Les procédures de la CPI sont longues et pendant ce temps, personne ne s'intéresse à ce qu'il s'est passé ici… », ajoute Abdul Semi, militant et réfugié lui aussi, qui déplore que la quête de justice comme celle d'alerter le monde soit si lente.
« On est aujourd'hui globalement d'accord que c'est la crise humanitaire la plus grave au monde, mais force est de constater que dans l'opinion, c'est d'abord Gaza et l'Ukraine », corrobore un cadre d'un des principaux bailleurs de fonds occidentaux pour l'aide humanitaire au Tchad, qui peste contre le désintérêt du monde.
« C'est pas dur, les humanitaires sont débordés, il n'y a pas d'autres mots. Et on fait face à une réduction des budgets en plus de cela », dit-il.
« Depuis 22 ans, chaque jour, des réfugiés soudanais passent la frontière du Tchad. La situation est compliquée. Les délégations internationales passent souvent ici, mais il y a peu de résultats, au contraire : les financements baissent », dit le préfet de l'Assoungha, département d'Adré, Dillo Borgo.
PHOTO CHARLES BOUESSEL, COLLABORATION SPÉCIALE
Un marchand d'essence traverse la frontière entre le Tchad et le Soudan, à Adré, en mai dernier.
Surtout que « ce n'est peut-être que le début », estime le chercheur Charles Bouëssel du Bourg, du groupe de réflexion International Crisis Group. « Les prochaines semaines risquent d'être meurtrières avec des centaines de milliers de personnes qui sont jetées sur les routes de l'exil exposées à la famine, à la soif et aux violences. »
Pour Awa Mahamedine, la lente marche vers la sécurité a pris fin, elle se réjouit d'être emmenée bientôt dans un camp de réfugiés, mais garde une voix chevrotante. « Avant la guerre, on avait tout ce qu'on voulait, pour les enfants maintenant je me sens triste, on n'a plus rien. Comment vont-ils grandir ? Même mes habits, ce sont des gens qui nous [les] ont donnés, la nourriture, c'est les gens qui nous [la] donnent. C'est triste. »