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L'Ukraine et les leçons oubliées de la Première Guerre mondiale
Grand entretien – «Nous sommes dans le déni de la défaite de l'Ukraine, car c'est aussi la nôtre» Historien de la Première Guerre mondiale, fervent soutien de Kiev, Stéphane Audoin-Rouzeau se désole des leçons oubliées de 1914-1918. Alexis Feertchak - Le Figaro Des pompiers en intervention à Dobropillia, en Ukraine, après l'attaque russe du 16 juillet 2025. HANDOUT/UKRAINIAN STATE EMERGENCY SERVICE/AFP Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio. S'abonnerSe connecter BotTalk En bref : L'historien Stéphane Audoin-Rouzeau affirme que l'Ukraine a perdu la guerre depuis l'été 2023. La guerre de position en Ukraine révèle une supériorité défensive similaire à 1914-1918. Les drones russes dominent désormais le champ de bataille avec 1000 frappes quotidiennes. L'Occident n'a pas su adapter son soutien militaire au tempo des besoins ukrainiens. Directeur d'étude à l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales) à Paris et président de l'Historial de la Grande Guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau est l'un des grands historiens français de la Première Guerre mondiale. Sa vingtaine d'ouvrages dessine une vaste anthropologie de la violence, qui s'appuie sur une étude des mentalités, tant des soldats que des opinions publiques. Fervent soutien de l'Ukraine, il dénonce depuis longtemps un déni de guerre occidental dont les conséquences sont lourdes pour Kiev puisqu'il considère que les Ukrainiens ont déjà perdu la guerre. Les raisons de cette défaite encore invisible se révèlent dans la nature de la guerre de position: pour Stéphane Audoin-Rouzeau, les leçons du premier conflit mondial sont aussi utiles que cruelles. Vous parlez d'un déni de guerre. Mais de quand datez-vous ce déni? On en débattra longuement entre historiens dans le futur, mais il existe un déni ancien, qui dépasse la guerre d'Ukraine. Nos sociétés croient encore à la disparition de la guerre. Collectivement, nous ne sommes pas sortis de cette sorte de parousie de la paix définitive, en Europe occidentale du moins. C'est moins vrai en Europe orientale, où l'inquiétude a été précoce. Dans son cas, le déni est tombé au moins dès 2014, à partir de l'invasion de la Crimée. Plus à l'ouest, nous n'avons absolument pas entendu l'avertissement lancé dès l'invasion de la Géorgie en 2008, puis confirmé par l'intervention russe en Syrie en 2015. L'un des signes les plus étonnants de ce déni a été l'invitation de Poutine à Brégançon (ndlr: résidence d'été des présidents français) en 2019. Et il s'est poursuivi jusqu'aux semaines qui ont précédé l'entrée en guerre de la Russie le 24 février 2022. En tant qu'historien de la Grande guerre, c'est ce qui m'a le plus marqué. Pourquoi? En 1910, le député travailliste britannique Norman Angell a écrit un livre, qui a été un best-seller, traduit en français sous le titre «La grande illusion». Angell était un pacifiste, certes, mais de tendance libérale, non pas un socialiste ou un internationaliste. Pour lui, la guerre entre grandes puissances européennes était irrationnelle puisque leur interpénétration économique et financière ferait que chacun combattrait ses propres clients, au risque que tout le monde finisse ruiné. Par certains côtés, il avait parfaitement raison: la guerre était absurde. Cela n'a pas empêché qu'elle ait lieu, et aucun des arguments de Norman Angell n'est arrivé à la conscience des dirigeants au moment de la crise de la fin juillet 1914. Nous avons été dans une situation comparable avant le 24 février 2022, quand presque tous les experts – universitaires, services de renseignement, militaires, journalistes – se rassuraient en considérant qu'il serait irrationnel pour Poutine d'attaquer. Oui, c'était irrationnel, ils avaient totalement raison. Mais il a attaqué. Ce n'est pas nouveau, le philosophe Henri Bergson écrivait que la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale, celle-ci lui apparaissait «tout à la fois comme probable et impossible». Absolument, c'est ce fameux texte des années 1930 où Bergson décrit l'entrée du temps de la guerre dans la pièce, telle une ombre… La guerre paraît inconcevable jusqu'à ce qu'elle ait lieu. Pour la concevoir, il faut accepter que le temps de la guerre ne soit pas le temps de la paix. Excusez-moi de ce truisme ridicule, mais c'est en réalité difficile à comprendre et à faire admettre: pris dans chacun de ces temps radicalement différents, les acteurs sociaux réagissent également différemment. Or, du point de vue du pouvoir russe, ce temps de la guerre avait déjà commencé avant le 24 février 2022. Nous n'avons pas réussi à concevoir ce basculement. La propagande russe, loin de reconnaître ce temps de la paix en Europe, considérait au contraire que la Russie était menacée militairement par ce qu'elle nommait l'«Occident collectif»… Cela fait déjà très longtemps qu'en Europe, la guerre est perçue comme toujours défensive, y compris chez l'attaquant! C'est en cela que ce conflit est extrêmement intéressant à lire au prisme de 1914-1918. À l'époque, absolument tout le monde, déjà, se défendait! Chacun en était profondément persuadé, qu'il s'agisse des dirigeants ou des opinions publiques. Bien sûr, c'est vraiment l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne qui ont la responsabilité primaire (mais non pas exclusive) du conflit, mais elles vivaient leur déclaration de guerre comme purement défensive. Jusqu'à la fin, les soldats allemands ont le sentiment, très intériorisé, qu'ils se défendent, alors qu'une illégitimité profonde, vécue par tous, s'attache au fait d'être l'attaquant. Si l'on considère la subjectivité des acteurs sociaux, ce sont deux patriotismes défensifs qui s'affrontent. Vous notez une autre similarité entre la Première Guerre mondiale et l'Ukraine, car il s'agit dans les deux cas d'une guerre de position… Il y a peu d'exemples historiques de cette forme de guerre, très récente, car elle exige des armements qui n'ont été disponibles qu'à la fin du XIXe siècle. Structurellement, il s'agit d'une guerre de siège, mais menée en rase campagne sur des centaines de kilomètres. Il n'y a eu que trois conflits de ce type: la Grande Guerre (de la fin 1914 jusqu'au printemps 1918, pas au-delà); la guerre Iran-Irak (de 1980 à 1988); la guerre d'Ukraine (à partir d'avril 2022, pas avant). Quels sont les invariants d'une telle guerre? Le point principal est la supériorité de la défensive sur l'offensive. Si cela n'avait pas été le cas, l'Ukraine aurait été battue depuis longtemps. Pendant la Première Guerre mondiale, déjà, il fallait franchir un no man's land saturé de barbelés, l'une des armes les plus efficaces du début du XXe siècle. Puis, il y a eu les champs de mines, qu'on a vus en Iran-Irak et que l'on voit aussi en Ukraine. C'est une barrière d'interdiction d'une compacité extraordinaire. Les Ukrainiens s'y sont heurtés à l'été 2023 lors de leur contre-offensive ratée, et les Russes depuis 2024. Ainsi, on ne peut pas percer sur des dizaines de kilomètres de large et briser le front adverse. On observe une sorte de régression dans les trois conflits. En Ukraine, les hélicoptères et les avions volent très peu au-dessus et au-delà de la ligne de front. Il n'y a pas non plus de grandes offensives blindées. Jamais on n'a observé quelque chose de similaire à la bataille de Koursk de 1943. Ainsi le combat repose-t-il massivement sur l'infanterie. Et en même temps sur la puissance de feu… Oui, c'est encore un autre invariant de ce type de guerre. Au départ, cette puissance de feu était liée à l'artillerie, avec le canon comme arme de domination du champ de bataille pendant la Première Guerre mondiale. On retrouve cette domination écrasante du canon en Ukraine, jusqu'en 2024. Malheureusement, la Russie a toujours eu une très bonne artillerie et elle a eu, contrairement aux Ukrainiens, les moyens de l'alimenter, là où ces derniers se sont retrouvés à court de munitions pendant une bonne partie de l'année 2024. Mais le drone n'a-t-il pas pris le relais? Les drones ont pris l'ascendant sur l'artillerie au cours de l'année dernière, vérifiant cette vieille règle clauzewitzienne que la guerre est un caméléon et que la vitesse d'adaptation est cruciale dès lors que les économies industrielles sont lancées à plein régime. C'est en considérant ces invariants que vous en êtes arrivé à une conclusion radicale, exposée lors d'une audition au Sénat en avril: selon vous, l'Ukraine a déjà perdu la guerre… Effectivement, au moment où nous parlons, l'Ukraine semble malheureusement avoir perdu la guerre, probablement dès l'été 2023, quand il a été manifeste que sa contre-offensive, très attendue, avait échoué. On pourrait imaginer un retournement spectaculaire, mais on ne voit pas bien comment. Bien sûr, lorsque l'on dit cela, les gens sont choqués, car il est insupportable de se dire que l'Ukraine a perdu la guerre. Ça l'est aussi pour moi. Mais voilà: il est inutile de rester dans l'incantation, il faut sortir d'un nouveau déni, celui de la défaite, après celui de l'éventualité de la guerre elle-même. Car j'ajouterai une autre caractéristique de la guerre de position: on ne discerne pas immédiatement la défaite quand elle se profile. Elle est longue à apparaître. Ce n'est pas comme à Stalingrad, où il y a un vaincu qui quitte le champ de bataille et un vainqueur qui l'occupe. Ce n'est pas comme la Blitzkrieg de mai-juin 1940. Dans une guerre de position, ce sont deux corps de bataille qui, l'un contre l'autre, s'usent lentement. À la fin seulement, il apparaît que l'un s'est usé plus vite que l'autre. Ça a été le cas en 1918? Justement, faisons une petite expérience de pensée. Imaginons qu'au début du mois d'octobre 1918 on ait réuni dans un pays neutre un ensemble d'experts militaires, de journalistes et d'historiens pour leur demander leur avis sur la situation. Et supposons maintenant que quelqu'un a alors avancé que l'Allemagne avait déjà perdu la guerre. Eh bien, tout le monde aurait poussé des hauts cris! À cette date, le Reich occupe encore d'immenses territoires à l'est au détriment de la Russie, depuis le traité de Brest-Litovsk. Elle occupe toute la Belgique et encore de larges fractions du territoire français. Certes, l'armée allemande recule depuis l'été, c'est une chose entendue, mais nulle part le front n'a cédé. Les Allemands infligent des pertes importantes aux Alliés puisque ce sont ces derniers qui sont à l'offensive et ce sont donc eux qui prennent les risques les plus lourds. Où est donc la défaite allemande? En réalité, la défaite allemande est certaine depuis juillet-août 1918. Elle a eu lieu, mais n'est pas encore apparente. Depuis l'été, l'état-major allemand le sait très bien et demande le lancement de négociations. Sauf que le pouvoir politique ne le comprend pas, l'opinion publique allemande non plus et ne le comprendra jamais. Cette non-compréhension de la défaite de 1918 sera l'une des raisons de la poussée du nazisme. Le risque dans une guerre de position, c'est qu'à force d'usure, celui qui tient le plus longtemps relance une guerre de mouvement. En Ukraine, ce n'est pas le cas à ce stade: les Russes continuent leur grignotage territorial, mais les Ukrainiens ne s'effondrent pas. Là encore, pensons à la Première Guerre mondiale. Quand les Alliés lancent leur contre-offensive en juillet 1918, celle-ci est générale, mais en dehors des Américains, les soldats ne sont plus capables d'attaquer. Ils ont tellement l'habitude de se jeter au sol au premier danger que tout le monde fait montre d'une extrême prudence. Mais on aurait pu imaginer qu'une partie du front soit percée et en ce cas, l'Allemagne n'avait plus de réserves pour boucher les trous. C'est pourquoi les risques d'une offensive russe en Ukraine, cet été, m'inquiètent: compte tenu de la disproportion des forces, pourrait-elle briser le front? On entrerait alors dans une autre configuration, car toute rupture du front risquerait de produire un effet moral puissant sur les forces armées ukrainiennes, sur le pouvoir politique et sur l'opinion publique. Rien n'est écrit encore! Absolument, car dans une guerre de position, pour rompre le front, il ne suffit pas de faire un petit trou dans le dispositif adverse, il faut une percée de plusieurs dizaines de kilomètres de large. Sinon, les forces s'engagent dans la brèche, mais sont aussitôt cernées, puis attaquées sur leurs flancs. À une moindre échelle, les Russes pourraient malgré tout réussir à prendre certaines villes qu'ils ambitionnent depuis longtemps, comme Pokrovsk, et cela pourrait porter un coup au moral ukrainien. Oui, mais Pokrovsk est sur la ligne de front. Pour l'instant, Vladimir Poutine est très loin de pouvoir prendre Kiev, Dnipro, Zaporijia, Kherson, Mykolaïv ou Kharkiv. Ce sont pourtant de grandes villes qu'il a attaquées en février 2022… La bonne question n'est pas de savoir si l'Ukraine a perdu la guerre, ça me paraît malheureusement trop évident, mais de savoir jusqu'où elle va la perdre. Sur la base du rapport de force actuel, ou bien sur celle d'un rapport de force plus défavorable encore? Cela déterminera si la défaite ukrainienne représente, ou non, une victoire russe sur le plan stratégique. Car la situation de la Russie au sortir de la guerre, même si elle est victorieuse tactiquement, pourrait s'avérer extrêmement difficile. C'est le plus long terme qui nous le dira, comme toujours avec les guerres. La position de vainqueur et de vaincu s'inverse parfois de manière étonnante… Vous parlez beaucoup de la Première Guerre mondiale, mais moins de la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988. Quelles leçons en tirer? J'ai visité l'ancien front Iran-Irak à deux reprises. La morphologie de ce conflit était assez différente, car les forces en présence ne pouvaient pas construire de tranchées en raison du terrain. À la place, ils construisaient des talus au bulldozer. Mais c'était bien une guerre de position, avec les mêmes invariants. Les Iraniens attaquaient massivement et constamment à travers les champs de mines irakiens, de façon absolument sacrificielle, lors des offensives de Kerbala! Mais, à la fin, l'armée iranienne s'est tellement usée qu'elle n'avait plus la possibilité d'attaquer. L'ayatollah Khomeyni n'a pas eu d'autre choix que de signer la paix et d'accepter de «boire la coupe de poison» que lui a tendue l'Irak, selon sa propre expression. Le défenseur peut donc épuiser l'attaquant. Cet exemple peut-il être un motif d'espoir pour l'Ukraine? Il est vrai que, dans une guerre de position, la force vive d'une attaque diminue progressivement. C'est ainsi que le défenseur épuise l'attaquant. En 1916, pendant la bataille de la Somme, les Allemands ont érigé six lignes de défense face aux Alliés! Mais en Ukraine, n'oublions pas que ce sont les Ukrainiens qui se sont épuisés lors de leur offensive de l'été 2023 face à de très puissantes défenses russes. Ils ont alors perdu cet avantage qu'ils avaient acquis, notamment à l'automne 2022 pendant lequel ils avaient mis en difficulté les Russes, dont les forces n'étaient pas encore proportionnées pour une guerre d'une telle intensité. Mais, depuis, les Russes sont repassés à l'offensive. Dorénavant, la balance des forces est en leur faveur, et de plus en plus semble-t-il. Ils ont pour eux leurs terribles bombes planantes, mais aussi des drones filoguidés qu'ils maîtrisent mieux et plus intensément que les Ukrainiens. Quant aux drones à longue portée, à l'origine, iraniens, ils en tirent désormais plusieurs centaines par jour. Kiev craint qu'ils franchissent le chiffre quotidien du millier! Les défenses ukrainiennes, en face, sont saturées. Surtout, il y a la puissance démographique de la Russie qui compte 144 millions d'habitants quand l'Ukraine en comptait 40 millions avant-guerre et aujourd'hui beaucoup moins. C'est terrible à dire, mais quand le négociateur russe à Istanbul a demandé aux Ukrainiens combien de temps ils étaient prêts à se battre, en ajoutant que les Russes pouvaient se battre un, deux, trois ans, voire éternellement, il y avait malheureusement quelque chose d'assez exact dans cette déclaration. Ne faites-vous pas le jeu du Kremlin? Ayant énormément travaillé sur la question de l'opinion publique durant la Première Guerre mondiale, ce qui m'intéresse est justement le fait que personne ne puisse tenir ce discours dans l'espace public. Pourquoi, selon vous? Si les politiques – ce serait à eux de le dire – reconnaissaient que l'Ukraine a perdu la guerre, il faudrait logiquement qu'ils ajoutent un codicille: «Elle l'a perdue à cause de nous.» C'est très pénible à dire, mais à dire vrai, nous l'avons d'une certaine manière perdue plusieurs fois. D'abord, avant la guerre, car nous avons été incapables de comprendre que la Russie allait attaquer. Ensuite, pendant la guerre, car nous avons été dans le déni de l'inadaptation de notre soutien à l'Ukraine: tout ce que nous avons livré à Kiev, en armes et en équipements, est arrivé trop tard, à contretemps par rapport à la situation sur le champ de bataille. En particulier à cause de l'Allemagne, l'Ukraine s'est battue avec une main dans le dos, voire les deux. On se raccroche à l'héroïsme des Ukrainiens et à leur habileté pour compenser la supériorité de la Russie, qui a aussi connu des échecs flagrants durant ce conflit. A-t-on pris nos désirs pour des réalités? L'héroïsme ukrainien, qui nous a été profondément sympathique – et à juste titre! –, nous est apparu comme une promesse de victoire, comme si la victoire obéissait à une forme de morale. Mais la guerre n'a strictement rien à voir avec la morale! Quant à la Russie, oui, Dieu sait qu'on a moqué ses échecs initiaux, absolument spectaculaires. Mais on a oublié que c'était le pays de Stalingrad et de Koursk, et qu'il existe dans ce pays une capacité d'adaptation absolument extraordinaire. La Russie a gravi la learning curve militaire assez lentement, mais elle l'a gravie: les forces russes auxquelles les Ukrainiens se sont heurtés à l'été 2023 n'étaient plus du tout celles de 2022, et celles d'aujourd'hui moins encore. C'est cette réalité que nous ne voulons pas voir. Nous n'avons pas non plus voulu admettre que la propagande poutinienne – toutes ces références à la Grande guerre patriotique et à la soi-disant dénazification de l'Ukraine – pouvait être profondément intériorisée par de larges couches de la population russe. Pour reprendre une très intéressante expression de l'historien Nicolas Werth, en tant qu'«historien en chef», Poutine a réalisé une mobilisation du souvenir historique russe très probablement efficace. On n'est pas devant une population fondamentalement sceptique sur le bien-fondé de la guerre, même si les Russes ne se réjouissent pas, évidemment, de la poursuite de l'affrontement. Mais l'historicité particulière de la société russe demeure un socle très puissant d'un effort de guerre russe qui se poursuit sans difficultés majeures. Déni avant la guerre, déni pendant la guerre, déni face à la défaite… Voyez-vous un déni au-delà? La capacité historienne à analyser le présent est parfois pertinente, mais la capacité d'anticipation de l'histoire, en tant que science sociale, est égale à zéro. En revanche, d'ores et déjà, nous n'arrivons pas à imaginer qu'une fois que la Russie aura gagné la guerre d'Ukraine – et on ne sait pas exactement en quels termes et jusqu'où elle va la gagner –, elle pourrait décider de la poursuivre. Cette hypothèse reste en dehors, pour l'instant, de notre horizon d'attente. Qu'il y ait des stratèges, des militaires qui y réfléchissent, c'est heureux, mais il me semble que d'un point de vue collectif, nous n'arrivons pas à concevoir que la Russie pourrait commencer à tester l'article 5 de l'OTAN en s'attaquant, par exemple, à l'Estonie ou à la Lituanie. On sait que c'est possible, mais c'est, en tout cas en Europe occidentale, une pure hypothèse théorique. Le déni de guerre domine, encore et toujours. Jusqu'à quand? Le contenu qui place des cookies supplémentaires est affiché ici. À ce stade, vous trouverez des contenus externes supplémentaires. Si vous acceptez que des cookies soient placés par des fournisseurs externes et que des données personnelles soient ainsi transmises à ces derniers, vous devez autoriser tous les cookies et afficher directement le contenu externe. Autoriser les cookies Plus d'infos Cet article sur la guerre en Ukraine a été écrit par Le Figaro, membre du réseau d'information LENA. 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15-07-2025
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Stéphane Audoin-Rouzeau : «Nous sommes dans le déni de la défaite de l'Ukraine car c'est aussi la nôtre»
Réservé aux abonnés GRAND ENTRETIEN - L'historien de la Première Guerre mondiale et fervent soutien de Kiev se désole des leçons oubliées de 1914-1918, une guerre de position comme aujourd'hui, où défaite et victoire demeurent longtemps invisibles, et redoute un prochain déni dans l'après-guerre. Directeur d'étude à l'EHESS et président de l'Historial de la Grande Guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau est l'un des grands historiens français de la Première Guerre mondiale . Sa vingtaine d'ouvrages dessine une vaste anthropologie de la violence, qui s'appuie sur une étude des mentalités, tant des soldats que des opinions publiques. Fervent soutien de l'Ukraine, il dénonce depuis longtemps un déni de guerre occidental dont les conséquences sont lourdes pour Kiev puisqu'il considère que les Ukrainiens ont déjà perdu la guerre . Les raisons de cette défaite encore invisible se révèlent dans la nature de la guerre de position : pour Stéphane Audoin-Rouzeau, les leçons du premier conflit mondial sont aussi utiles que cruelles. À découvrir PODCAST - Écoutez le club Le Club Le Figaro Idées avec Eugénie Bastié Vous parlez d'un déni de guerre. Mais de quand datez-vous ce déni ? On en débattra longuement entre historiens dans le futur, mais il existe un déni ancien qui dépasse la guerre d'Ukraine. Nos sociétés croient encore à la disparition de la guerre. Collectivement…