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La Presse
15-07-2025
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Il nous a aimés à la folie
Serge Fiori sera mort comme il a vécu : à contretemps, toujours là où on ne l'attend pas, jamais là où on l'attend, préférant se faire oublier quand on le voyait partout, et resurgissant dans l'actualité quand on le croyait perdu. À peine l'écrivain Victor-Lévy Beaulieu s'était-il éteint que Fiori partait à son tour. Le jour de la Saint-Jean, de surcroît, comme pour mieux rappeler à quel point il était attaché à ce pays encore à faire. En ce jour de funérailles nationales, il faut pourtant se garder des récupérations faciles. Car si Fiori, fils d'un immigrant italien, était assurément un grand Québécois (bien plus qu'un « remarkable Canadian », comme le ministre Steven Guilbeault l'a affirmé récemment), il était avant tout un artiste d'exception, dont la trajectoire l'a conduit toujours plus loin dans la recherche de notre humanité commune. Fiori refusait de vivre dans un monde où « chacun est assis tout seul sur son île1 ». C'était un homme de groupes (avant Harmonium, il y a eu momentanément Morphus et Les Comtes Harbourg2), de duos (avec Richard Séguin, Louis-Jean Cormier) et d'ensembles (le Ballroom Orchestra, dirigé par son père Georges ; le projet de L'Heptade, mené par Neil Chotem). Et si, dans ses textes, Fiori parlait de lui-même, il préférait le plus souvent « oublier son nom » afin de retrouver, ne fût-ce que « pour un instant », cet autre qui constituait la part la plus précieuse de lui-même, ce « toi » aux mille visages – une amoureuse, un ami, un passant – qui le tenait en vie et lui donnait son élan : « Souffle un peu on a besoin d'air/C'est toi qui pars le courant/C'est toi, le courant d'air/C'est toi qui cours en soufflant. » Comme si le « je » de l'artiste reconnaissait d'emblée son insuffisance, ne pouvait exister pleinement sans une présence amie, sans ce mouvement qui le portait vers autrui. « Y a deux importances », écrira-t-il dans Comme un sage, sa chanson préférée, celle qu'il voulait qu'on joue à ses funérailles : « La première, c'est toi pis moi/L'autre, c'est qu'il nous reste encore un autre jour. » Dans un monde où Dieu lui-même – s'il existe – « a fermé ses yeux et ses bras », Fiori avait choisi de se tourner vers ses semblables, seule source de consolation : « Donne la vérité, j'ai faim/Donne-moi du bonheur, j'ai peur/Y'a rien qu'toi qui peux le savoir/Parce que moi je sais rien. » Et quelque chose me dit que si ses chansons exprimaient une telle soif de relation, c'est que Fiori demeurait pour lui-même une sorte d'énigme, qui attendait encore d'être résolue. « Dis-moi qui je suis », chantait-il, espérant peut-être qu'un jour quelqu'un lui donne la clé. Avec ses yeux rieurs et sa dégaine juvénile, sa voix chaude et agile, capable d'éclats de joie et pourtant si proche des pleurs, Fiori avait le don de l'intimité. Ses chansons prenaient aux tripes, au point que chacun pouvait croire qu'elles avaient été écrites pour lui. « J'ai pensé à toi », disait-il dans un murmure discret, je chante « juste pour toi ». « Je viens vers toi », « je crois en toi tellement fort », lançait-il, plein de foi. « Où es-tu, j'en peux plus/Je ne t'entends plus », s'inquiétait-il, supportant mal le silence et rêvant de retrouvailles : « Ça fait du bien/de savoir que tu reviens ». Jusqu'à la fin, Fiori aura ainsi pratiqué l'art du lien, rappelant que la chanson demeure l'espace privilégié de la communion, de l'accord retrouvés. En cette ère du virtuel, il déplorait la déréalisation des rapports humains et la montée de la solitude : « Tout seul, tout le monde est tout seul/Parti, tout le monde est parti/[…] J'm'ennuie… » Aussi, ce n'est rien enlever à Fiori que de rappeler la contribution précieuse de ceux qui l'ont entouré et ont permis à son œuvre incomparable d'exister. Je pense à Monique Fauteux, pianiste à la voix si juste, à la présence si apaisante ; à Denis Farmer, batteur inventif et énergique ; à Libert Subirana, au saxophone aérien ; à Serge Locat, claviériste funambule. Sans oublier le guitariste Michel Normandeau, qui a aussi contribué à l'écriture des chansons, et le bassiste Louis Valois, membres fondateurs du groupe Harmonium. Au début des années 1970, il faut rappeler qu'aucune compagnie ne voulait produire les chansons de cette bande de rêveurs chevelus, jugées inutilement longues et compliquées, avec leurs mélodies pleines de modulations, leurs enchaînements audacieux, leurs harmonies inouïes. Fiori, déjà, débordait du cadre. Mais il n'était pas question pour lui d'accepter le moindre compromis. Quelque chose dans son art résistait aux étiquettes et aux stratégies de mise en marché. C'était, je ne trouve pas d'autre mot, une quête de transcendance, laquelle n'avait rien à voir avec la religion et ses « cathédrales en carton », mais tenait plutôt à ce besoin de découvrir quelque chose de plus grand, qui nous dépasse et nous englobe, à cette nécessité de voir large et loin, aspiration infiniment rare dans une culture habituée à se contenter de l'ordinaire. Fiori avait compris que « plus on est haut, plus tout s'assemble », que « plus on est loin, plus on se ressemble ». Avec une obstination admirable, il aura refusé le banal et l'insignifiance, rêvant d'un « théâtre magique », d'un « lieu d'espoir » qui allait trouver dans L'Heptade son expression la plus aboutie. L'ambition de Fiori était si vaste que lui-même finirait par se sentir dépassé par cet abîme au-dessus duquel il avait eu l'audace de marcher, comme si l'œuvre qu'il avait composée était habitée par quelque chose de trop grand pour lui, de presque trop beau, qui risquait de mener vers la folie celui qui, au fond, n'avait jamais voulu être qu'« un musicien parmi tant d'autres ». Par son art, il aura découvert le lien invisible qui réunit tout : l'amour, enfant de la folie, seul en mesure de survivre à l'épreuve du temps et d'unir ceux que la mort sépare. « C'est fou quand on aime, la mort n'a jamais existé ». Salut Fiori, merci de nous avoir aimés à la folie. 1. Dans ce texte, les citations sont toutes tirées de chansons écrites par Serge Fiori et Harmonium (Viens danser, Le premier ciel, Comme un sage, Pour un instant, Si bien, Chanson noire, De la chambre au salon, Ça fait du bien, En pleine face, Ça fait du bien, Le monde est virtuel, Le corridor). 2. À découvrir : les pièces Jeune fille de couvent et L'humanité (Trans-Canada, 1968) 2. Écoutez la chanson Jeune fille de couvent Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue


La Presse
12-07-2025
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Qui veut renouer avec la lecture ?
Pendant longtemps, le seul débat à propos des lectures d'été se résumait à ceci : faut-il lire léger ou lire du lourd ? C'était le bon vieux temps où la chicane portait surtout sur les goûts, car de nos jours, on se demande plutôt si l'on sera capable d'aller au bout d'un seul livre pendant les vacances, en laissant de côté nos bébelles technologiques. Du plus loin que je me souvienne, les discours sur la lecture ont toujours été alarmistes. Les gens ne lisent pas, ne lisent plus – les jeunes surtout, sur qui reposent sans cesse nos espoirs de rédemption ou la menace d'un effondrement de la civilisation. Cela ne m'a jamais inquiétée, peut-être parce que je viens d'un milieu où il y avait plus de téléviseurs que de livres dans mon entourage, une réalité que je trouvais normale, et c'est pourquoi la bibliothèque de mon quartier était si importante. J'ai compris très tôt dans la vie que les « grands lecteurs », ces adeptes de la lecture « profonde » qui lisent au moins 12 livres par année, ont toujours été minoritaires. Personne ne me fera croire qu'il y a 100 ans, nos ancêtres passaient leur temps le nez dans un livre. Il faut des conditions et un penchant pour ça. D'abord être alphabétisé, contrairement au sport ou à la musique qui viennent à nous sans avoir un code à maîtriser. D'où peut-être aussi notre propension à offrir des funérailles nationales aux sportifs et aux chanteurs, plutôt qu'aux écrivains. Je sais que ceux qui ont vraiment lu les briques de Victor-Lévy Beaulieu et les romans sans point de Marie-Claire Blais forment une secte trop petite pour être intéressante sur le plan politique. Par contre, et cela me fait plaisir, je suis persuadée que la population en général n'a probablement jamais autant lu qu'à notre époque. Pas forcément des livres, mais des articles, des statuts Facebook ou Instagram, des textos, n'importe quoi qui passe par l'écrit. Nous lisons probablement plus, sauf que la nature de la lecture a changé. Dans un article très intéressant du New Yorker publié en juin, le journaliste Joshua Rothman pose la question : What's Happening to Reading ? (Qu'est-ce qui est en train d'arriver à la lecture ?). Il explique qu'aujourd'hui, on peut commencer un livre sur une tablette, le poursuivre dans le métro sur son iPhone et embarquer dans la version audio en conduisant sa voiture, mais que lire un bon vieux bouquin, avec des pages en papier, est sur le point de devenir un anachronisme. « Il y a quelque chose à la fois de diffus et de concentré à propos de la lecture maintenant ; cela implique un flot de mots aléatoires qui défilent sur un écran, tandis que la présence sournoise de YouTube, Fortnite, Netflix et autres fait en sorte que, dès que nous avons commencé à lire, nous devons continuellement choisir de ne pas arrêter. » Lisez l'article du New Yorker « What's Happening to Reading ? » (en anglais) C'est vrai. Je ne peux pas plonger sérieusement dans une lecture, surtout sur ma tablette, si les notifications de mes applications sont actives, car je ne peux résister à l'envie d'aller vérifier qui a liké la superbe photo de mon chat. Ces notifications qui m'interpellent ne peuvent cohabiter avec la lecture de Proust, qui demande une concentration de tous les instants. D'ailleurs, je n'ai toujours pas fini À la recherche du temps perdu. Comme il me semble loin le temps où, au contraire, je devais résister à la tentation de lire un autre chapitre, en cachette de mes parents, sous la couverture avec une lampe de poche à 2 h du matin. Rappelons que je ne suis en aucun cas une référence pour évaluer le temps de lecture de la population. C'est mon travail, je reçois les livres gratuitement, il est évident que je lis plus que la moyenne des ours. Et même dans ces circonstances idéales, ma concentration de lectrice a diminué, je suis obligée de le reconnaître. Je pensais que je pouvais maintenir mon rythme de « lecture traditionnelle » tout en scrutant les réseaux sociaux et en m'informant sans arrêt. Ce n'est pas possible, et il n'est pas étonnant que je fasse des migraines ophtalmiques, non plus. Dans son article, Joshua Rothman pose d'excellentes questions : « Si nous dévorons Stranger Things plutôt que de lire Stephen King, ou écoutons des balados de croissance personnelle plutôt que d'acheter des livres de croissance personnelle, est-ce la fin de la civilisation ? À un certain niveau, le déclin de la lecture traditionnelle est connecté à l'efflorescence de l'information à l'âge du numérique. Voulons-nous vraiment retourner à une époque où il y avait moins à lire, à regarder, à écouter et à apprendre ? » Non, bien sûr. Cependant, je crois que le lectorat « traditionnel » demeurera ce qu'il a toujours été : un noyau dur, pas une norme. Paradoxalement, l'industrie du livre est celle qui s'en tire le mieux au Québec depuis la pandémie, comparativement aux autres secteurs culturels comme les arts vivants. Qui sait si, pendant les heures sombres du confinement, des gens exaspérés de regarder Netflix n'ont pas donné une chance à un bouquin qui traînait depuis longtemps ? Je fantasme, sans aucun doute. Les ventes de livres se maintiennent, soit, mais est-ce que les acheteurs les lisent ? Nous sommes nombreux à avoir sur nos tables de chevet des piles qui penchent comme la tour de Pise, en sachant très bien qu'il n'y aura que quelques élus dans le lot. Malgré ceux qui déplorent qu'on publie trop, je persiste à croire que chaque être humain sur cette planète devrait avoir droit au miracle de la rencontre avec un livre qui changera sa vie. Les bouquins ne seront donc jamais assez nombreux face au vortex infini du numérique. À moins qu'on ne finisse par déléguer la tâche de lire des romans complexes à l'intelligence artificielle, qui nous fera des résumés assez riches pour briller dans les soirées mondaines ou performer sans trop se forcer lors des examens de fin d'année. Au moment où vous lisez ces lignes, je suis en vacances, mais pour un projet à l'automne, je suis à la recherche de personnes qui lisent moins de livres qu'elles en lisaient autrefois, et qui ont envie de renouer avec cette habitude. Racontez-moi comment cela vous est arrivé, si cela vous manque ou pas, et par quoi ce temps que vous consacriez avant à la lecture a été remplacé. J'aimerais vous lire là-dessus. En vous souhaitant un bel été, avec ou sans livres. Écrivez à notre chroniqueuse