5 days ago
J'aurais (pas tant) voulu être un artiste
« Si l'intelligence artificielle est si efficace pour créer de la musique, c'est qu'elle a été entraînée sur un grand nombre d'œuvres existantes », écrit notre chroniqueur.
Auriez-vous voulu être un artiste ?
Je vous avoue que j'ai déjà été envieux tout autant du talent que de la vie des musiciens que j'aime. Mais aujourd'hui, je les regarde différemment : à l'admiration se mêle une grande inquiétude.
Je m'inquiète encore plus depuis la controverse provoquée par le groupe The Velvet Sundown, qui a pondu deux albums en l'espace de deux semaines le mois dernier… et qui vient tout juste d'en sortir un troisième.
Je résume rapidement la polémique.
On a appris au début du mois que The Velvet Sundown, écouté ces jours-ci par plus de 1,5 million d'utilisateurs de la plateforme Spotify, n'existe pas !
Ses chansons – qui, ma foi, sont plutôt bien foutues ; jugez-en par vous-même et vous me direz ce que vous en pensez ! – ont été produites à l'aide de l'intelligence artificielle. Comme tout le reste, y compris les photos de ses (faux) membres.
C'est hallucinant.
Écoutez The Velvet Sundown
The Velvet Sundown a été décrit comme « un projet musical synthétique, guidé par une direction artistique humaine, et composé, interprété ainsi que mis en images avec le soutien de l'intelligence artificielle ».
Étant donné la qualité de ce produit et la rapidité des développements en intelligence artificielle, je dois vous avouer que je m'inquiète pour l'avenir des créateurs musicaux en chair et en os.
J'ai voulu connaître le degré d'inquiétude de l'Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) à ce sujet.
« Il est important », m'a répondu le directeur des affaires publiques, Simon Claus.
« On est face à une concurrence. Et l'un des premiers enjeux, c'est [de savoir] quelle part de marché ils vont venir gruger aux vrais artistes », explique-t-il.
C'est d'autant plus préoccupant que créer de la musique à l'aide de l'IA peut maintenant se faire très rapidement.
IMAGE TIRÉE DE LA PAGE INSTAGRAM DE THE VELVET SUNDOWN Toutes les photos du groupe ont été générées par l'IA. Certaines irrégularités apparaissent dans les photos, notamment au niveau des mains des membres du groupe.
IMAGE TIRÉE DE LA PAGE INSTAGRAM DE THE VELVET SUNDOWN Toutes les photos du groupe ont été générées par l'IA. Certaines irrégularités apparaissent dans les photos, notamment au niveau des mains des membres du groupe.
IMAGE TIRÉE DE LA PAGE INSTAGRAM DE THE VELVET SUNDOWN
Toutes les photos du groupe ont été générées par l'IA. Certaines irrégularités apparaissent dans les photos, notamment au niveau des mains des membres du groupe.
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Les créateurs derrière The Velvet Sundown ont lancé trois albums complets en moins de deux mois !
« C'est une hyperactivité face à laquelle il est difficile de rivaliser pour une industrie classique, dans un contexte où il y a déjà, d'ailleurs, une offre extrêmement importante », résume Simon Claus.
La plateforme française d'écoute en continu Deezer a développé un outil qui permet de détecter les contenus produits par l'intelligence artificielle. En avril dernier, elle a diffusé des chiffres qui permettent de mieux comprendre l'ampleur du bouleversement.
Ces chiffres aussi font halluciner.
Deezer reçoit désormais plus de 20 000 pistes « entièrement générées par l'IA » chaque jour, ce qui représente 18 % de tous les contenus mis en ligne.
Pour vous donner une idée de la vitesse du changement en cours, les pistes conçues à l'aide de l'intelligence artificielle ne représentaient que 10 % des contenus de Deezer au début de 2025.
Et devinez quel pourcentage elles atteignaient un an plus tôt…
« C'était presque 0 », m'a dit Manuel Moussalam, directeur de la recherche chez Deezer, joint à Paris par visioconférence.
« Est-ce que ça va atteindre 50 % dans deux ans ? Le problème, c'est qu'il n'y a aucune limite théorique, c'est-à-dire que ça ne coûte rien à produire, donc on est face à une masse de contenu qui n'a aucune raison de s'arrêter », explique-t-il.
Manuel Moussalam indique toutefois que chez Deezer, jusqu'à maintenant, « ça ne vient pas vampiriser les écoutes ».
Peut-être, mais je dois ici préciser que cette plateforme se distingue par sa politique plus stricte quant aux produits musicaux conçus avec l'intelligence artificielle.
Premièrement, Deezer a décidé que de tels morceaux ne seront jamais recommandés aux utilisateurs. Deuxièmement, ils sont toujours clairement identifiés sur la plateforme.
« Ce qui nous embête, c'est la génération massive et automatique », dit le directeur de la recherche de Deezer, précisant que ces règles ont été mises en place par souci de « transparence vis-à-vis [des] utilisateurs ».
Mais sur Spotify, de loin la plus grande des plateformes d'écoute en continu, les morceaux du groupe The Velvet Sundown sont recommandés aux utilisateurs et se retrouvent dans certaines listes de lecture.
Sentez-vous le sol trembler sous les pieds de nos musiciens ?
Déjà, il faut le rappeler, leurs revenus ont chuté de façon dramatique avec la dématérialisation des supports et la migration des auditeurs vers les plateformes d'écoute en continu.
« Quand on voit que The Velvet Sundown a eu autant d'écoutes sur Spotify, on se dit que c'est encore là une captation qui vient se faire dans un milieu qui ne roule pas sur l'or. On est dans un contexte où de nombreux artistes peinent à trouver une juste rémunération dans cet écosystème numérique », confirme Simon Claus.
N'oublions pas que si l'intelligence artificielle est si efficace pour créer de la musique, c'est qu'elle a été entraînée sur un grand nombre d'œuvres existantes.
Elle les cannibalise, et ça se fait sans obtenir la permission des artistes qui les ont créées.
C'est pourquoi, lorsque j'aborde le sujet des solutions potentielles avec le représentant de l'ADISQ, il réclame plus de transparence de la part des propriétaires d'outils d'intelligence artificielle quant aux œuvres qui ont été utilisées lors de l'entraînement.
Il faut aussi, selon lui, exiger l'autorisation des artistes qui détiennent les droits sur ces œuvres, ainsi que leur rémunération.
L'ADISQ voudrait aussi que toutes les plateformes indiquent clairement quels morceaux ont été conçus avec l'intelligence artificielle.
« Le public a le droit de choisir quelle œuvre il souhaite écouter et quel artiste il souhaite soutenir », dit Simon Claus.
Manuel Moussalam en appelle même, pour sa part, à un débat de société sur l'utilisation de l'IA dans l'univers musical.
« On est face à une question qui nécessite que l'ensemble de la société civile ait son mot à dire sur : est-ce que c'est la société qu'on veut construire, est-ce que c'est le genre d'œuvres qu'on veut pouvoir partager », dit-il.
Je pense qu'il a raison.
Je pense aussi que l'issue de ce débat sera lourde de conséquences pour les artistes d'ici, qui n'ont probablement jamais autant eu besoin de notre soutien. Et, par-dessus tout, de notre écoute.
Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue