6 days ago
L'Alaska, carrefour d'un nouvel ordre mondial
À la veille de la rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine dans l'État américain le plus au nord, l'historien Zack Battat fait ressortir l'importance symbolique mais aussi stratégique de l'Alaska.
Zach Battat
Historien et spécialiste du Moyen-Orient, expert de la politique libanaise et des relations internationales
Lorsque Donald Trump rencontrera Vladimir Poutine en Alaska, le symbolisme sera aussi lourd que l'ordre du jour. Le choix du lieu ne doit rien au hasard. L'Alaska est une charnière géographique entre les États-Unis et la Russie – séparée d'environ 88 kilomètres à son point le plus large dans le détroit de Béring, et de seulement 3,8 kilomètres à son point le plus étroit – et c'est un endroit où les histoires des deux nations se rejoignent d'une manière exceptionnelle.
Pour le Canada, cet emplacement ne manque pas de résonance. L'Arctique, dont l'Alaska est l'une des principales portes d'entrée, est aussi une zone stratégique cruciale pour Ottawa.
Les revendications territoriales, la surveillance militaire et l'ouverture de nouvelles routes maritimes concernent directement la souveraineté canadienne, et font de chaque geste diplomatique dans la région un signal à la fois pour Moscou et Washington.
L'Alaska fut autrefois un territoire russe. En 1867, les États-Unis l'achetèrent à l'Empire russe pour 7,2 millions de dollars, une transaction raillée1 à l'époque comme étant la « folie de Seward », mais plus tard considérée comme l'une des acquisitions territoriales les plus avisées de l'histoire américaine. Cet accord fut conclu à un moment où la Russie, financièrement éprouvée après la guerre de Crimée, cherchait à se défaire de ses possessions nord-américaines lointaines et à empêcher la Grande-Bretagne de les saisir. Pour Washington, cet achat ne concernait pas uniquement les ressources : c'était une affirmation stratégique de sa présence dans le Pacifique Nord, un théâtre qui deviendrait vital dans les rivalités géopolitiques ultérieures.
Ces rivalités s'intensifièrent au XXᵉ siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les îles Aléoutiennes de l'Alaska furent brièvement2 occupées par les forces japonaises, faisant de ce territoire une ligne de front dans le conflit du Pacifique. Durant la guerre froide, l'Alaska devint un poste d'écoute clé et une base de déploiement pour les opérations militaires américaines visant à surveiller l'activité soviétique dans l'Arctique. Ses bases aériennes, ses installations radar et ses systèmes d'alerte précoce constituaient une composante essentielle du réseau de défense continental américain face à l'URSS.
Une histoire commune
Aujourd'hui, l'Arctique – dont l'Alaska est une importante porte d'entrée – est de nouveau un terrain de compétition stratégique. La fonte de la glace de mer ouvre de nouvelles routes maritimes3 et l'accès à des ressources naturelles inexploitées. Washington comme Moscou investissent massivement dans les capacités arctiques, et la région attire l'attention de la Chine et d'autres acteurs. Dans ce contexte, une rencontre Trump-Poutine en Alaska envoie un signal à plusieurs niveaux : elle reconnaît une histoire commune, souligne la proximité stratégique et place les discussions dans une zone qui, dans la mémoire symbolique, n'est ni entièrement américaine ni entièrement russe, mais significative pour les deux.
L'ordre du jour probable ira au-delà de l'Ukraine. La politique européenne de Washington sous Trump diffère nettement de celle des dernières années.
Un objectif clé pourrait être d'élaborer un « cadre de sécurité » qui, tout en maintenant l'influence américaine, réponde à certaines des préoccupations existentielles exprimées par la Russie à propos de l'expansion de l'OTAN et du rôle de Bruxelles et de Londres.
Du point de vue du Kremlin, de telles discussions constituent une occasion de faire reconnaître sa sphère d'influence tout en plaidant pour un rééquilibrage plus large de la gouvernance mondiale.
C'est là que la perspective historique s'élargit. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'ordre mondial repose sur des institutions dirigées par les États-Unis – le système des Nations unies4, l'architecture financière de Bretton Woods, l'OTAN et d'autres alliances. Celles-ci ont été conçues pour projeter et ancrer le leadership occidental, en particulier américain. Pourtant, le moment unipolaire de l'après-guerre froide, lorsque la primauté de Washington semblait incontestée, s'érode depuis plus de deux décennies.
La guerre d'Irak de 2003, la crise financière de 2008 et les réponses inégales à la pandémie de COVID-19 ont toutes entamé le prestige américain et accéléré les appels à la multipolarité. Les puissances émergentes du Sud global – de l'Inde et du Brésil à l'Afrique du Sud et à l'Indonésie – sont de plus en plus réticentes à accepter un système dans lequel elles sont preneuses de règles plutôt que créatrices5 de règles. La Russie a cherché à exploiter ce sentiment, en approfondissant ses liens avec les partenaires des BRICS, en concluant des accords énergétiques et militaires avec des États non occidentaux, et en appelant à des réformes d'institutions comme le FMI et la Banque mondiale afin de refléter une répartition « plus équitable » de l'influence.
La vision de Trump est sensiblement différente. Il a montré peu d'intérêt pour le démantèlement de la domination américaine ; il cherche plutôt à la préserver et à l'adapter à un ordre plus transactionnel et flexible, dans lequel Washington engage des relations bilatérales, minimise les engagements coûteux et utilise ses leviers – économiques, militaires et symboliques – pour maintenir sa primauté.
L'Alaska, dès lors, est plus qu'un lieu de rencontre. C'est une métaphore. Il rappelle l'époque où la Russie et les États-Unis étaient des acteurs impériaux négociant d'immenses territoires. Il évoque les années de la guerre froide, lorsque leurs armées se faisaient face à travers une frontière glacée. Et aujourd'hui, il se présente comme une tribune où deux dirigeants, chacun avec des visions divergentes d'un « nouvel ordre mondial », tenteront de façonner l'équilibre des pouvoirs du XXIᵉ siècle.
Que cette rencontre débouche sur un plan durable ou qu'elle ne soit qu'un nouvel épisode de la longue et difficile danse entre Washington et Moscou dépendra non seulement de ce qui sera dit en Alaska, mais aussi de la manière dont le reste du monde – en particulier l'Europe et le Sud global – y réagira. L'histoire suggère que lorsque les grandes puissances se réunissent à des carrefours symboliques, l'écho peut se faire sentir pendant des décennies.
1. Lisez « U.S. purchase of Alaska ridiculed as 'Seward's Folly' » (en anglais)
2. Lisez « The Cold War Years 1946-1991 » (en anglais)
3. Lisez « Arctique : nouvelles routes maritimes, nouveaux enjeux stratégiques »
4. Consultez La Charte des Nations unies
5. Lisez « Emerging Powers and the Future of American Statecraft » (en anglais)
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