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Le décalage horreur

Le décalage horreur

La Presse4 days ago
Cette chronique a été publiée le lundi 20 novembre 1989, en page A5. Nous la republions sans altérer les mots que l'auteur a utilisés à l'époque.
Ce matin-là, ça faisait quatre jours que j'étais à Bogotá, j'ai appelé ma fiancée à Saint-Armand…
– T'as une drôle de voix, fiancée, on dirait que tu vas pleurer…
– Qu'est-ce tu penses, je suis inquiète. Je viens d'entendre la fille de Radio-Canada à Bogotá : deux bombes, onze assassinats, un journaliste dans le coma, une juge tuée, un député enlevé, une voiture piégée, et quoi encore, juste pour la nuit…
– C'est drôle…
– Tu trouves ça drôle ?
– C'est le décalage horreur. Toi à Saint-Armand, tu freakes. Moi à Bogotá, je prends mon café tranquillement avec… avec la fille de Radio-Canada. Fallait que je passe chez elle ce matin, et on parlait justement de ça. Des bombes qu'on fait péter dans la gueule des gens de Saint-Armand au bulletin de 8 h, répété à 10 h, à midi, au téléjournal, jour après jour, mois après mois. Tous ces bouts d'actualité qui ne finissent pas par faire la réalité colombienne mais la prolongent de toutes sortes d'excroissances hyperréalistes qui caricaturent le réel…
En regardant la ville par la grande baie vitrée de son salon, la fille de Radio-Canada et moi, on voyait bien que le bilan de la nuit n'avait rien à voir avec le Bogotá de ce matin-là. De toute façon, l'horreur ne vient pas comme ça en chiffres, huit morts, 30 blessés. L'horreur est tissée à même le quotidien, en filidrame pourrait-on dire, ce qui ne le rend pas moins horrible, mais au moins ça l'étale…
Je disais à la fille de Radio-Canada qu'il faudrait qu'elle parle de la rumeur de la rue qui monte jusqu'à son appartement, qu'elle précise que c'est un matin de novembre un peu gris, que le trafic est heavy, que les trottoirs débordent d'employés cravatés et de petites madames en tailleur qui se hâtent vers leur bureau, qu'il y a deux chiens qui baisent sur la place des Periodistas, et que là, juste en bas, une vieille qui tire un âne au bout d'une corde, traverse la rue entre deux taxis jaunes.
Il faudrait aussi qu'elle ajoute que devant le collège del Rosario, les ejecutivos qui se font cirer les souliers lisent des journaux dont on peut voir d'ici les manchettes gigantesques qui ne parlent ni de bombes, ni de mort, mais de football. « O felicitad immortal », délire la une du El Espacio – Ô joie immortelle –la Colombie s'est qualifiée pour la coupe du monde de soccer…
– C'est impensable de dire tout ça dans un topo de deux minutes, dit la fille de Radio-Canada…
J'ai décidé que je le dirais à sa place.
Jusqu'à ce matin-là, je n'étais pas sûr de ce que j'étais venu faire en Colombie. Les narcos ne se précipitaient pas pour me donner des entrevues et me faire visiter leurs laboratoires. Les guerilleros ne se disputaient pas l'honneur de m'accueillir dans leurs montagnes et je perdais mon temps dans les officines officielles où l'on me tenait des discours plats et convenus…
Et puis, avouons-le, j'avais la peur au cul. J'arrivais de Saint-Armand où, je vous l'ai dit, la Colombie c'est le chaos et des tueurs qui guettent les journalistes à tous les coins de rue…
Les choses ont basculé ce matin-là. Après la fille de Radio-Canada, j'avais un autre rendez-vous dans le nord de la ville, le Westmount de Bogotá, avec un personnage politique qui, sur fond de musique de chambre, s'est mis à me parler de la pauvreté en Colombie. Chaque fois qu'il bougeait une fesse, son fauteuil expirait des pets soyeux de cuir froissé, des schlouffs mouillés de ballon dégonflé. De schlouff en schlouff, je perdais de vue la pauvreté et j'ai brusquement et grossièrement, je le crains, pris congé…
Au coin de la rue, j'ai commandé un café (le fameux tinto), et je ne l'ai pas bu. C'est la première fois que je me l'avouais après quatre jours à faire semblant : le café colombien ne goûte rien. C'est le café des Américains, pas des Européens…
Les choses ont basculé à partir de là. J'étais sorti de ma coquille. J'ai arrêté de regarder derrière moi toutes les cinq minutes. J'ai arrêté de me demander ce que je foutais en Colombie.
Je suis revenu à pied par le quartier populaire de Chapinero, sorte de Rosemont latino. C'était le jour de l'Halloween et les enfants déguisés agitaient leurs paniers : triki, triki ton nez va tomber si tu me donnes pas des bonbons … Je suis allé en piquer un sac au Ley, le Steinberg du coin. Ça m'a fait du bien de piquer un truc, ça a chassé ce qui me restait de peur.
Au centre-ville, place Santander, un avaleur de feu faisait son numéro. Parmi les badauds il y avait des enfants en haillons, mais pas déguisés ceux-là. Les fameux gamins de Bogotá qui vivent en bandes organisées dans la rue. Ils respiraient de la colle dans un sac de papier. Le plus jeune ne devait pas avoir plus de 8 ans. Ses mains tremblaient comme celles d'un vieillard…
J'ai finalement atterri dans la Candelaria, le vieux Bogotá colonial, de loin le quartier le plus sympathique de la ville avec ses innombrables ateliers de typographie. Je n'ai pu résister bien sûr. Je suis entré… J'ai demandé la permission de tirer quelques casses et de lever quelques lignes dans le composteur – el componedor ! – d'un typo amusé qui a fini par me raconter sa vie en chiffres. Il gagne 300 $ par mois, sa femme la moitié comme secrétaire. Ils ont trois enfants, pas d'auto, mais une bonne qui fait tout à la maison pour 80 $ par mois. À part ça, il est fou de football. À part ça, rien d'autre, il trouve que sa vie est bien remplie. Voilà.
Je vous entends. Vous dites : et la coke dans tout ça ? C'est bien gentil le tourisme, c'est bien beau la typographie, mais la coke, hein, la coke ? C'est pour ça que t'es allé en Colombie, non ?
Effectivement. Et on en parlera. On a toute la semaine. Mais là tout de suite, je pense à un truc qui pourrait peut-être éclairer votre lanterne. Un truc d'une telle simplicité qu'on va sûrement me le reprocher… parce que bon, vous avez sans doute remarqué qu'on ne parle plus de dope sans évoquer le produit national brut et la dette extérieure, on n'en parle plus qu'en milliards de dollars et en milliers de tonnes…
Mais je voudrais m'adresser ici au petit consommateur. Dis-moi l'ami, au gramme, combien tu paies ? 100 $, 120 $ pour de la coupée ?
Eh bien à Bogotá, c'est 5 $ (cinq) le gramme. Pour de la presque pure. Prix régulier au consommateur. Fait qu'imagine le prix de gros…
Ce que ça veut dire ? C'est simple. Ça veut dire que si j'étais Colombien, malgré tout l'amour que j'ai pour la typographie, c'est pas si sûr que je travaillerais aujourd'hui dans l'imprimerie…
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