« J'étais surexcité et quelqu'un m'a lancé : "Calme ta joie ! » : le jour où Casartelli est mort et que le peloton n'en a rien su
Il régnait une douce euphorie, ce mardi 18 juillet à Saint-Girons, au lendemain d'une journée de repos dans l'Ariège. Quelques bandas accompagnaient les coureurs jusqu'au podium des signatures. Laurent Jalabert, maillot vert, rivalisait de popularité avec Richard Virenque, maillot à pois. « Vous pouvez me jouer au concours de pronostics des journalistes, je le sens bien aujourd'hui », fanfaronnait ce dernier. La bonne humeur se lisait aussi sur le visage, pourtant souvent impassible, de Miguel Indurain en passe de remporter son cinquième Tour de France.
Le peloton s'était élancé pour la 15e étape, Saint-Girons-Cauterets, à 10 h 30, en menant un léger tempo dans la montée du premier des six cols de la journée, le Portet d'Aspet. Les brumes matinales laissaient enfin percer un magnifique soleil. Ce jour-là, on avait décidé avec notre pilote, Jean-Christian Biville, de suivre le début de l'étape à l'arrière du peloton avant de remonter tranquillement la file des directeurs sportifs, histoire de ralentir devant chaque voiture pour récupérer quelques infos. Sur le livre de route, la montée du Portet-d'Aspet semblait idéale. Les favoris ne lanceraient pas la bataille si tôt, la montée du col de Mente plus longue nous offrirait la possibilité de doubler tout le monde avant le col de Peyresourde.
Philippe Bouvet, alors responsable de la rubrique cyclisme à L'Équipe, qui officiait pendant la course sur Radio Tour dans la voiture rouge du patron de l'épreuve, Jean-Marie Leblanc, venait d'annoncer le classement du premier Grand Prix de la montagne du jour : « 1er, Richard Virenque, 2e, Bruno Cornillet. » Il se souvient : « L'étape était très calme, on était loin d'imaginer ce qui allait arriver plus bas. » La voiture rouge suivait l'arrière du peloton à 60 km/h. Derrière elle, la décapotable du docteur Gérard Porte, le patron du service médical. « Ça ne roulait vraiment pas vite, confirme ce dernier, la descente n'était pas dangereuse, et pourtant, au détour d'un virage, j'y ai vécu le plus grand drame de ma vie de médecin. »
La route bifurque violemment sur la gauche au km 34, quand Philippe Bouvet aperçoit, en contrebas, du mouvement dans le peloton. Il reconnaît quelques maillots, quelques coureurs. « Chute Motorola ! Chute Museeuw ! Perini... » Il est 11 h 50. Dans l'équipe américaine Motorola, on prépare le dépannage. « On n'a évidemment pas pensé au pire, se souvient son directeur sportif, Hennie Kuiper. On pensait changer de vélo, on ne savait même pas qui était tombé chez nous. » Philippe Bouvet poursuit : « On est arrivé les premiers en queue du peloton. Je vois Johan Museeuw qui se relève et Fabio Casartelli par terre. »
« Replié sur lui-même, Fabio ne bougeait pas. Ce n'est jamais bon signe. (...) Le saignement de la bouche ne s'arrêtait pas. Il était déjà dans un coma profond
Le docteur Gérard Porte, alors patron du service médical du Tour
Six coureurs sont impliqués dans la chute, les spectateurs sur le bord de la route indiquent qu'un coureur - le Français Dante Rezze (Aki-Gipiemme) - a basculé dans le ravin (blessé à la cuisse, il sera remonté avec un filin). En revanche, le dossard 114, presque au milieu de la route, sans casque (il n'était alors pas obligatoire), ne bouge pas. Gérard Porte comprend vite. « Replié sur lui-même, Fabio ne bougeait pas. Ce n'est jamais bon signe. Quand un coureur est blessé, il a mal et il bouge donc un membre, une main, la tête. Là, le saignement de la bouche ne s'arrêtait pas. Il était déjà dans un coma profond. »
Les véhicules des directeurs sportifs contournent alors, une à une, le corps immobile de l'Italien, champion olympique de la course en ligne aux Jeux de Barcelone, en 1992. Notre voiture de presse, non prioritaire, est parmi les dernières à passer. Les visages des médecins, mécanos et directeurs sportifs qui se sont arrêtés pour secourir sont blêmes. « Hennie Kuiper est venu me voir tout de suite, raconte Gérard Porte. Il savait. Il m'a dit : "C'est fini, hein ?" »
Fabio Casartelli est évacué rapidement par ambulance vers un hélicoptère de la gendarmerie mobilisé un peu plus bas dans la vallée. Direction l'hôpital de Tarbes. Avant de remonter dans sa voiture, le docteur Porte s'attarde sur les lieux du drame, pour tenter de comprendre. « On a toujours dit qu'il s'était fracassé sur les blocs de pierre placés sur le bas-côté. Mais, selon moi, il est mort d'un traumatisme crânien, suite à une fracture de la mâchoire inférieure. Un os de la face a dû couper l'artère, c'est pour ça qu'il saignait tant de la bouche. »
« J'ai compris en redescendant. Il y avait des journalistes, j'étais surexcité et quelqu'un m'a lancé : « Calme ta joie ! Y a un coureur qui est mort ! »
Richard Virenque, vainqueur de l'étape ce jour-là
Sur la route de la course, personne n'est informé de la mort du coureur italien. Richard Virenque, lui, s'est échappé dans le col de Peyresourde pour un raid de 121 kilomètres. Moins d'une heure avant l'arrivée à Cauterets, revenu à son niveau, on demande à son directeur sportif, Bruno Roussel, d'évaluer les chances de réussite de son leader. Juste avant que la voix grave et solennelle de Jean-Marie Leblanc ne glace les ondes de Radio Tour. Il annonce à 14 h 39 le décès de Fabio Casartelli, âgé de 24 ans, à l'hôpital, après trois tentatives vaines de réanimation. « Jean-Marie avait attendu que sa famille en Italie soit prévenue, raconte Jean-François Pescheux, alors chef des services sportifs de la Société du Tour de France (ASO aujourd'hui). Car sa femme n'était pas chez elle. Les trois heures entre l'accident et l'annonce officielle du décès furent extrêmement lourdes. »
On n'a pas oublié le regard perdu de Bruno Roussel. « Surtout, on ne dit rien à Richard ! » lance-t-il depuis la fenêtre de sa voiture comme une supplique avant qu'on ne dépasse le futur vainqueur pour rejoindre l'arrivée. Virenque lève les bras en franchissant la ligne et monte donc sur le podium sans être prévenu du décès. « J'ai compris en redescendant, raconte-t-il aujourd'hui. Il y avait des journalistes, j'étais surexcité et quelqu'un m'a lancé : "Calme ta joie ! Y a un coureur qui est mort !" Tout est retombé d'un coup, c'était un tel gros choc. Je ne savais pas quoi dire, quoi répondre. J'ai déposé mon bouquet auprès du corps de Casartelli à l'hôpital, le soir. Je ne le connaissais pas beaucoup, je pensais à sa famille. »
Dans la salle de presse installée dans la patinoire de Cauterets, quelques journalistes pleurent sur leur clavier. Comment raconter cette tragédie ? « On s'est souvenu que pour notre trombinoscope de tous les coureurs du Tour avant le départ, il nous manquait sa photo, rappelle Philippe Bouvet. On avait retardé le bouclage pour la récupérer. »
À Issy-les-Moulineaux, au siège de L'Équipe, la décision est prise de ne pas montrer à la une (alors la seule page en couleur) le corps de Fabio Casartelli baignant dans son sang (elle figurera en noir et blanc à l'intérieur). Une photo de Richard Virenque en action et une de Fabio Casartelli sur le podium des Jeux sous le titre De la fête au drame sont choisies. Désormais, dans ce fameux virage du Portet-d'Aspet, une petite stèle rappelle ce drame d'il y a trente ans.
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