Sur les fleuves de France, la guerre des moulins face aux pratiquants de canoë-kayak
C'est un drôle d'oiseau qui navigue sur les eaux. T-shirt élimé, slip de bain bleu sur son kayak jaune et rouge, Pascal Vallet, qui aurait l'âge de partir à la retraite, a le verbe et la tirade faciles. Cet ancien banquier reconverti, volontiers réfractaire à l'autorité, a investi les bords de l'Eure au début des années 2000, sans toutes les autorisations ni déclarations nécessaires, ce qui lui a valu quelques ennuis administratifs et judiciaires, qu'il dit aujourd'hui avoir réglés. Sa base est magnifique : deux hectares paisibles le long du fleuve, au nord de Dreux (Eure-et-Loir). L'aventure à une heure trente de Paris, de la navigation en amont et en aval, guidée par les libellules rasant l'eau et le flot tranquille de l'Eure.
La balade serait celle de Philibert Humm, dans son drôlissime Roman fleuve, un livre dans lequel l'écrivain et journaliste raconte son périple sur la Seine, avec deux amis, à bord d'un mauvais rafiot à rame et à voile, de Paris à la mer. Sauf que l'éden de Pascal Vallet s'est soudain transformé en guerre ouverte, à l'été 2021, lorsque le propriétaire d'un moulin, deux kilomètres en amont, a fermé ses berges à coups de barbelés et de palettes. Adieu la soif de liberté... Pascal Vallet a d'abord rouspété, cherché en vain un terrain d'entente avec François Lévy, un des propriétaires du moulin des Osmeaux, au coeur de la Beauce, qui fournit en farine des centaines de boulangeries, avant de se brouiller définitivement avec lui et de tenter de retirer lui-même le barrage sur la berge.
Les échanges ont ensuite dérapé, l'exploitant de base de kayak exigeant le retrait des barbelés, promettant au patron du moulin la loi du Talion, et lui reprochant par écrit d'être un « adepte de Stalingrad ». Une plainte s'est ensuivie pour violation de propriété privée et divers délits, « Monsieur Levy relev [ant] le côté antisémite de l'allusion alors que Monsieur Vallet déclare que son association s'appelle canoé pour tous et qu'il n'y a aucune arrière-pensée » , explique à L'Équipe le procureur de la République de Chartres, Frédéric Chevallier. L'histoire n'est pas allée bien loin : Pascal Vallet a reçu « une convocation devant le délégué du procureur pour une mesure alternative aux poursuites (médiation pénale) pour les faits de dégradations contraventionnelles » , poursuit le magistrat.
L'affaire a en revanche pris un autre tour devant le tribunal administratif, lorsque la Fédération française de canoë-kayak et de sports de pagaie (FFCK) a décidé de prendre les choses en main, craignant que « l'affaire du moulin des Osmeaux », comme il convient de l'appeler, ne fasse jurisprudence... Car des contentieux, comme ceux-là, il y en a 5 ou 10 par an en France, ce qui n'est pas négligeable. Antoine Dubost, chargé à la Fédération des thématiques de l'accès à l'eau et de la protection des milieux aquatiques, explique : « On travaille sur la libre circulation qui découle quand même d'une liberté constitutionnelle. L'eau est un bien commun, il y a des droits d'usage, mais jamais de propriété. On examine ces questions-là depuis plus de soixante ans. »
« L'eau est un bien commun, il y a des droits d'usage, mais jamais de propriété »
Antoine Dubost, salarié de la fédération française de kayak
La loi de 1992 a régi les activités nautiques, puis, après elle, la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA) de 2006 a renforcé les dispositions existantes. Mais les questions sont souvent complexes : il faut ménager la faune et la flore, les pêcheurs, les barrages hydroélectriques des moulins, les agriculteurs qui ferment parfois les accès pour empêcher leurs bêtes de prendre le large, les propriétaires privés ou tenanciers d'auberges qui peuvent posséder les berges mais pas le fleuve, et qui ne voient pas toujours d'un bon oeil un défilé d'embarcations - même sans moteurs - devant chez eux.
La législation prévoit tout un tas de mesures : il faut soit donner un accès aux berges pour permettre un portage, soit prévoir dans les ouvrages des passes à bateaux. Comme sur le littoral, où les propriétaires ont en théorie l'obligation de ménager un passage lorsque leur jardin borde l'eau.
Sur l'Epte, le somptueux moulin de Cossy, demeure des Balkany, barre l'accès à la Seine
Le plus souvent, les conflits se résolvent en bonne intelligence, mais pas partout. Sur l'Epte, qui se déverse dans la Seine, certains obstacles semblent insurmontables. Depuis la guinguette de Giverny (Eure), où l'on mange agréablement une salade de saison au pied d'un petit canal qui se déverse dans les jardins de Monet, l'horizon se referme sur les herbes hautes d'un champ. L'atmosphère y est celui du film de Bruno Podalydès, Comme un avion, qui narre l'histoire d'un cadre désabusé et nostalgique de sa jeunesse, partant flâner en kayak pour oublier le rythme de la ville. Mais ici, impossible de rejoindre la Seine par cet affluent : le somptueux moulin de Cossy, demeure de la famille Balkany à Giverny, barre le chemin (Patrick et Isabelle Balkany ont perdu l'usufruit de leur moulin sur décision de la Cour de cassation).
Et gare à ceux qui voudraient s'y aventurer ! Il y a quelques années, des représentants de la Fédération ont audité la navigabilité de l'Epte : le gardien des Balkany les a chassés du domaine et les a priés de faire demi-tour. Il y a aussi ces propriétaires d'ouvrages hydrauliques qui ne veulent pas de panneau devant leur résidence pour des raisons esthétiques, alors même que les passes peuvent être dangereuses. Ou ces maires qui, craignant les « conflits d'usage », préfèrent limiter drastiquement les canoës sur le fleuve. « Il faut aussi comprendre les propriétaires, explique Christophe, le patron de Rando'Epte. Ils achètent une maison au bord de l'eau, sont tranquilles, en maillot de bain, et voient passer des gens en kayak. Ils achètent sans être au courant des lois (...) C'est à nous aussi de veiller à ce que les kayaks n'embarquent pas partout. »
« Quand on est passionnés, on voudrait que tous les fleuves, la moindre rivière soient praticables en canoë »
Julien Gaspard, ancien responsable du site de kayak des JO de Paris, à Vaires-sur-Marne
« Quand on est passionnés, on voudrait que tous les fleuves, la moindre rivière soient praticables en canoë. Mais parfois, ça peut abîmer l'endroit. Cela arrive de faire face à des propriétaires bornés. Il faut comprendre que tout le monde a besoin de l'eau. On trouve des compromis grâce au dialogue » , explique Julien Gaspard, ancien salarié de la Fédération de kayak, responsable de l'aménagement du site de Vaires-sur-Marne (Seine-et-Marne) pendant les JO et aujourd'hui expatrié au Québec, le paradis des pagayeurs.
Ailleurs, en France, certains litiges s'enlisent. Les propriétaires du moulin de Grenier, sur la Dronne, en Dordogne, sont en conflit avec le département et le syndicat des loueurs d'embarcation depuis... 15 ans. Après de multiples décisions rendues par des tribunaux et deux arrêts de cassation, la situation n'a guère évolué. Le propriétaire a fermé ses berges et argue du trop faible tirant d'eau en été (environ 10 cm) pour que des céistes puissent passer sans faire de dégâts. La Cour de cassation lui a donné raison en 2022.
« On n'a jamais plus de 10 cm d'eau en été. Quand il y a plus, c'est de fin octobre à fin mars. Autrement dit, l'hiver, quand la Dronne n'est pas navigable » , s'était plaint dans Sud Ouest Richard Azéma, ex-exploitant de la base de canoë de Brantôme. Craignant que cet arrêt ne fasse jurisprudence sur d'autres cours d'eau, la FFCK s'est intéressée au dossier et a mis ses juristes sur le coup. Constats d'huissier à l'appui, les plaignants ont saisi la justice administrative, reprochant au moulin de créer les conditions de l'assèchement en laissant volontairement ses vannes ouvertes et en ayant modifié le barrage et sa chute, afin d'absorber plus d'eau que la loi ne l'y autorise.
La cour d'appel de Bordeaux, en novembre 2024, a imposé au pharmacien propriétaire du moulin de mettre son ouvrage aux normes. « Les travaux n'ont pas encore eu lieu, assure Damien Mareau, le nouveau gestionnaire de la base de Brantôme. Mais nous refaisons passer nos clients sur le barrage. Je limite le nombre de bateaux pour ne pas que ce soit la foire en bas et pour éviter les nuisances au niveau des propriétaires. »
Dans les Pyrénées-Atlantiques, 40 ans de procédure contre un barrage électrique
Ailleurs, dans les Pyrénées-Atlantiques, des associations et des particuliers ferraillaient depuis... 40 ans contre les exploitants de la centrale hydroélectrique d'Auterrive située sur le gave d'Oloron. L'ex-président du club de canoë d'Orthez a tout essayé devant les tribunaux et en 2021, la justice a fini par annuler l'arrêté qui autorisait la centrale à prélever 17,8m³ d'eau par seconde dans le gave d'Oloron. En 2023, après avoir organisé une consultation publique, la préfecture a à nouveau autorisé l'activité, sous réserve de procéder à certains aménagements.
Retour sur l'Eure, aux côtés de Pascal Vallet, le loueur de canoës. Après une petite demi-heure de rame, le moulin se dessine, grand bâtiment imposant sur l'Eure et à ses pieds, son barrage. Impossible de le contourner, la végétation a envahi les berges, barrées par des palettes. Le 6 mai dernier, pourtant soutenu par la Fédération de kayak, Pascal Vallet a échoué à obtenir, devant le tribunal administratif, un droit de passage. Selon le jugement, le moulin des Osmeaux est exploité en vertu d'une ordonnance royale datant de 1848.
Alors que les céistes pouvaient jusqu'à il y a peu naviguer et emprunter les berges pour contourner le barrage, les propriétaires du moulin ont décidé d'interdire une première fois l'accès en 2009, en raison de détériorations alléguées sur leur propriété privée et de déchets (des cadavres de bière principalement) non jetés. Pendant toute la décennie 2010, et malgré cette interdiction de passer édictée par les propriétaires du moulin, les kayakistes seront tout de même tolérés jusqu'à ce que des jeunes décident de sauter dans l'eau depuis le mur du vannage, une pratique très dangereuse.
En 2021, François Levy, le propriétaire, a donc décidé de fermer totalement l'accès. Alors que la fédération pointait du doigt la dangerosité du site, en l'absence de signalisation, les magistrats se sont rangés à l'avis de la préfecture, selon laquelle elle n'avait pas à ordonner au patron du moulin « de permettre aux usagers du cours d'eau de traverser ses propriétés afin qu'ils puissent contourner l'ouvrage de vannage ».
Interrogée, la préfecture n'a pas souhaité répondre à nos questions quant à ce litige. Contacté, François Lévy affirme quant à lui ne pas avoir de problème avec les pratiquants de canoë-kayak, mais en avoir un avec Pascal Vallet, un « monsieur qui se permettait de venir chez [lui] et de tout détériorer ».
La Fédération française de canoë-kayak craint aujourd'hui que le jugement du tribunal administratif d'Orléans ne fasse tache d'huile et représente un danger pour le principe de libre navigation des engins non motorisés sur les fleuves français. Afin de jauger par lui-même de la nécessité ou non de faire appel, un représentant de la fédération s'est déplacé tout début juillet, et a constaté un ouvrage « hyperdangereux » avec absence de signalisation, ce qui constitue un « facteur aggravant » , assure-t-il. À peine avait-il posé les pieds sur la berge, pour mieux examiner le barrage, que les gendarmes sont venus à sa rencontre. Le propriétaire du moulin venait de les appeler pour, leur a-t-il dit, une violation de sa propriété.
Hashtags

Essayez nos fonctionnalités IA
Découvrez ce que Daily8 IA peut faire pour vous :
Commentaires
Aucun commentaire pour le moment...
Articles connexes


Le Figaro
18 minutes ago
- Le Figaro
Autonomie de la Corse : le sujet qui fâche les Républicains
Réservé aux abonnés DÉCRYPTAGE - En Conseil des ministres, Bruno Retailleau a fait part de son franc désaccord avec le projet de révision constitutionnelle porté par François Bayrou. C'était il y a 25 ans, et c'était aussi en été. Jean-Pierre Chevènement, qui a hérité de Beauvau au sein du gouvernement de cohabitation de Lionel Jospin, est en désaccord avec la politique corse du premier ministre. Celui qui estime qu'un ministre « ça ferme sa gueule ou ça démissionne » proteste contre le plan de Lionel Jospin qui, déjà à l'époque, prévoyait le transfert d'un pouvoir législatif à l'île. Et finit par démissionner. Bis repetita ? Mercredi, le projet de loi initial de révision constitutionnelle sur la Corse a été présenté en Conseil des ministres. Un texte largement amendé par le Conseil d'État (dont l'avis était consultatif) sans que François Rebsamen, ministre de l'Aménagement du territoire chargé du dossier, ne tienne compte de ces suggestions. De quoi ulcérer la droite des Républicains (LR) qui, anticipant cette issue, avait mis en garde François Bayrou dès la semaine dernière. À lire aussi Autonomie de la Corse : Larcher écrit à Bayrou pour dénoncer une «atteinte grave aux prérogatives du Parlement» Dans une lettre envoyée au premier ministre, et dévoilée par Le Figaro, Gérard Larcher…


Le Figaro
18 minutes ago
- Le Figaro
Nouvelle-Calédonie : malgré l'accord de Bougival, Emmanuel Macron et Manuel Valls face au risque de désillusion
Réservé aux abonnés ANALYSE - Après être parvenu à obtenir un compromis le 12 juillet, le gouvernement voit un pan des indépendantistes se désolidariser de leurs dirigeants qui ont signé le texte. Des sourires, des applaudissements et une « photo de famille » entre Emmanuel Macron, les indépendantistes et les loyalistes. Dans la salle des fêtes de l'Élysée, ce 12 juillet, le chef de l'État se réjouit de l'accord historique trouvé entre les élus calédoniens, créant un futur « État de la Nouvelle-Calédonie » dans la France. Son ministre des Outre-mer, Manuel Valls, s'empresse de saluer un « engagement majeur », obtenu au terme de dix jours de discussions à l'hôtel Hilton de Bougival (Yvelines). Le document n'est-il pas titré « Le pari de la confiance » ? Près d'un mois plus tard, le ton est moins assuré. L'exécutif s'inquiète de voir cette victoire disparaître, depuis qu'une partie des indépendantistes se sont dissociés du texte. Mardi, Christian Tein, le président du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), a déclaré à l'AFP être « contre » ce « projet d'accord », estimant que celui-ci est encore « loin » de la « pleine souveraineté


Le Parisien
18 minutes ago
- Le Parisien
Paris : Caddies, Vespa, casseroles… 1,7 tonne de ferraille pêchée dans la Seine en un jour, quel danger pour la baignade ?
Si la Seine est censée accueillir les nageurs cet été , son fond, lui, révèle des surprises moins reluisantes. Ludovic, éboueur star des réseaux sociaux, a organisé les 26 et 27 juillet une session de pêche à l'aimant marathon de vingt-quatre heures au niveau du pont National, qui relie les XIIe et XIIIe arrondissements de Paris. Au total, 1,7 tonne de détritus a été remontée à la surface. Dans le détail, l'agent municipal de propreté et des bénévoles ont pêché 13 Vélibs, 3 caddies, 2 coffres-forts, une Vespa, 10 bouteilles de protoxyde d'azote, une quantité importante d'acier et de barres de fer, ainsi que 5 casseroles. « On est tellement content que ce ne soit plus dans l'eau, un gros coup de pouce à une planète propre. Fier de nous », a-t-il déclaré avec satisfaction après son opération.