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Dominique Méda, sociologue, et Eva Sadoun, économiste : soigner la terre et les autres comme soi-même

Dominique Méda, sociologue, et Eva Sadoun, économiste : soigner la terre et les autres comme soi-même

Le Figaro7 hours ago
ENTRETIEN CROISÉ - Aider les autres et la planète n'a jamais paru si urgent. Pour y parvenir, la sociologue et l'entrepreneure appellent à une révolution culturelle.
L'une, Dominique Méda, est sociologue et philosophe, spécialiste reconnue de l'emploi et de la transition écologique à la tête d'un laboratoire dédié à l'université Paris Dauphine. Dans son dernier ouvrage, Une société désirable, elle dresse le tableau d'une vie plus saine, et dessine le chemin qui peut nous y mener. La seconde, Eva Sadoun, économiste de formation et entrepreneure impactante, décrypte dans un passionnant podcast, Loin des yeux, loin du care, la place trop étroite laissée au soin dans nos sociétés. Ensemble, elles explorent une voie nouvelle, qui mettrait cette idée simple, mais révolutionnaire, au centre de tout : il faut soigner la terre et les autres comme soi-même. Entretien croisé.
Madame Figaro. – Que signifie «prendre soin» – le sous-titre de votre livre, Dominique Méda – d'un monde secoué de crises ?
Dominique Méda. – L'écologue Aldo Leopold explique dès le XXe siècle que nous devons sortir de la conquête de la terre pour instaurer une sorte de règle de bonne conduite envers elle. L'aimer, la respecter et l'admirer : voilà les trois mots que je mets derrière «prendre soin.» C'est aussi ce que dit la philosophe Joan Tronto.
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Eva Sadoun. – Je m'inspire beaucoup de cette dernière. L'écologie est liée aux perspectives féministes, qui m'ont d'abord animée. Dans mon éducation de femme immigrée d'origine nord-africaine, le rôle féminin de prendre soin m'a toujours donné une forme de pouvoir. Puis, il m'a poussée à travailler dans le care.
D. M. – Les éthiques féministes et environnementales se construisent toutes deux autour du soin des autres, ou de la nature. Dès les années 1980, la philosophe Carolyn Merchant, dans La Mort de la nature, démontre comment la révolution scientifique a aussi bien dévalorisé la nature que les femmes.
Vous identifiez toutes les deux une bascule dans les comportements, qui remonte aux années 1980, et a pris sa source dans le monde économique. Pourquoi ?
D. M. –Parce qu'on a rompu avec le consensus de Philadelphie, construit en 1945, qui reconnaissait notre vulnérabilité en tant que salarié et chargeait l'État de nous protéger et de veiller à l'intérêt général. Cette bascule a affirmé dans les années 1980 le pouvoir du marché comme meilleur moyen de répartir les richesses. Mais les prémices remontent aux débuts de la modernité.
La sociologue et philosophe Dominique Méda.
Agnès Dherbeys/MYOP
E. S. – Absolument, et même encore plus loin. Les théories de l'économiste Adam Smith, qui distingue la sphère productive de celle du soin, reposent sur des fondements philosophiques qui remontent à l'Antiquité. Les femmes, réduites à un rôle procréateur, étaient alors tenues à l'écart de la vie de la cité, et cantonnées à la sphère de la domus (la vie domestique). Cette philosophie s'est cristallisée de différentes manières selon les époques.
D. M. – Cette bascule se résume à un désencastrement : nous, humains, nous situons hors de la nature, tout comme l'économie se situe hors de la biodiversité.
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Le monde du travail semble aujourd'hui coupé de la notion de soin, celui des autres, de la planète et de soi-même…
E. S. – Depuis vingt à trente ans, le travail est moins valorisé que l'actionnariat, avec une incitation à faire fonctionner le secteur financier avant tout. Il s'agirait de remettre le travail au centre du jeu, ce qui pose aussitôt une question : lequel ? On aurait intérêt, pour y répondre, à analyser la contribution du travail à l'intérêt collectif, y compris économique. De nombreuses études prouvent qu'investir dans des politiques de soin fait grimper le PIB ! Je crois, par exemple, qu'une partie de notre temps de travail ne devrait pas être mercantile. Le travail domestique, mais aussi artistique ou culturel, apporte énormément de bienfaits à la société. Sans pour autant payer le travail domestique au Smic, pourquoi ne pas le récompenser, d'un point de vue fiscal ou en lien avec la retraite, par exemple ? Tout cela se heurte à des décisions prises au niveau politique, très instable, et dans un actionnariat déconstruit, décousu. Le tout à une époque qui rechigne à remettre en question le modèle dominant – voyez comme on peine à entendre les jeunes générations qui demandent à réduire le temps de travail, ou qui questionnent son sens.
L'économiste et entrepreneure Eva Sadoun.
Bruno LEVY/CHALLENGES-REA
D. M. – Le Covid-19 a provoqué un choc majeur. Beaucoup de gens ont constaté ou ressenti que leur travail ne servait à rien. À la faveur du changement climatique, d'autres se demandent s'ils contribuent à préserver ou à détruire la planète. Or le sens du travail, c'est bien l'impression d'être utile, de pouvoir éprouver sa capacité à contribuer à la marche du monde.
Ne voyez-vous aucune raison d'espérer ?
D. M. – Aucune, non. En matière écologique, on revient sur des avancées, comme le Green New Deal européen (pacte vert pour l'Europe, NDLR), la Convention des entreprises pour le climat… On pourrait espérer que les catastrophes naturelles, comme les terribles inondations qui ont frappé Valence, en Espagne, en octobre dernier, entraînent une prise de conscience de l'urgence. Mais le sentiment d'être abandonnés par les élites profite davantage à l'extrême droite qu'à la transition écologique.
E. S. – C'est l'une des raisons pour lesquelles j'investis désormais, après le terrain économique, le terrain culturel, car la bataille se mène aussi là. En nous engageant sur des chaînes de télé ou de radio, en publiant dans des maisons d'édition, je vous assure que demain, tout le monde se souciera du care !
Il faut inciter le monde économique, par la politique, à protéger la société Eva Sadoun
Pourquoi n'est-ce pas déjà le cas ?
E. S. – Nos discours ont peut-être été jusqu'ici trop technocrates. Repartons des plus vulnérables qui font fonctionner la société : enseignants, agriculteurs, infirmières et aides-soignantes… Le monde ne tourne pas sans ces travailleurs du soin. Sans les marchés financiers, en revanche, si. Et si le grand public entendait davantage d'économistes, de sociologues ou de philosophes qui s'intéressent à ces métiers du care expliquer combien ils importent, nos idées seraient sans doute plus courantes et mieux entendues.
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D. M. – C'est si difficile aussi parce que nous n'avons pas bien montré les avantages de cette transition. Pourtant, nous pourrions créer des emplois, transformer le travail, le rendre moins intense, relocaliser… Depuis le XVIIIe siècle, la consommation est encouragée comme moyen de distinction. Le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, NDLR) a appelé pour la première fois dans son dernier rapport à rompre avec «cette consommation ostentatoire». On a donc à opérer une bascule culturelle pour passer à la sobriété.
Qui présente aussi des opportunités économiques, assurez-vous…
D. M. – Oui, à la condition d'un grand plan de décarbonation, de relocalisation, de réaménagement du territoire… Et cela a un coût, estimé à 65 milliards chaque année au total. Nous n'avons pas cet argent.
Avec mes collègues, nous proposons d'enserrer le PIB dans deux indices, le premier lié aux limites physiques de la planète et le second à la santé et à la cohésion sociale Dominique Méda
E. S. – En attendant, pour un entrepreneur, prendre des décisions qui ne sont pas en faveur de l'intérêt social et écologique reste souvent plus simple. Voilà pourquoi il nous faut prendre en compte cette prime au vice et inciter le monde économique, par la politique, à la protection de l'environnement et de la société.
Comment le convaincre ?
D. M. – Grâce à des indicateurs de croissance adaptés. Avec mes collègues, nous proposons d'enserrer le PIB (produit intérieur brut, NDLR) dans deux indices, le premier lié aux limites physiques de la planète et le second à la santé et à la cohésion sociale.
E. S. – Le problème est que le PIB, qui pourrait être utilisé comme outil d'analyse, est hissé au rang de boussole des décisions politiques. Elles en deviennent purement transactionnelles, sans égard pour la création d'emplois ou le bien-être de la population. Nous avons donc besoin d'autres indicateurs.
D. M. – Lorsqu'on classe les régions françaises selon l'indice de santé sociale, la Bretagne et les Pays de la Loire arrivent en tête, et non Paris, avec des habitants qui se disent plus heureux. Cela crée une dynamique : l'indicateur met en lumière des progrès et nous pousse, en retour, à accorder plus d'importance à ces indices.
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