
Une présence forte qui redessine la ville
Il y a cinq ans, on pouvait passer une heure à Rouyn-Noranda sans croiser un seul visage africain. Aujourd'hui, il suffit de marcher trois coins de rue pour entendre un accent venu du Cameroun, de la Côte d'Ivoire ou du Burkina Faso.
À Rouyn-Noranda, ville de 43 000 habitants en plein cœur de l'Abitibi-Témiscamingue, les nouveaux venus d'Afrique sont désormais partout : dans les commerces, les banques, les hôpitaux, les écoles.
Leur présence redessine la ville. Mais cette transformation rapide, née d'une pénurie de main-d'œuvre, de la vitalité de l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et d'une volonté d'intégration, se heurte désormais à un mur administratif.
Depuis plusieurs mois, de nouvelles politiques migratoires imposent des contraintes importantes : un quota plafonnant à 10 % la proportion d'étudiants étrangers dans certains programmes, la fermeture de filières jugées trop attractives pour les immigrants, ainsi que l'interdiction du regroupement familial pour les travailleurs à bas salaire.
Ces règles, destinées à encadrer plus strictement l'immigration temporaire et à répondre à des préoccupations politiques, freinent l'élan amorcé.
Et ici, ces changements se font durement ressentir.
Un point de repère
Pourquoi Rouyn-Noranda ? Tout a commencé par une série de besoins urgents : des cuisines sans cuisiniers, des hôpitaux en sous-effectif, des entreprises à court de soudeurs, de mécaniciens… Et des programmes scolaires sans étudiants.
Alors, les gens sont venus. Certains ont été recrutés par des agences locales. D'autres ont suivi un conjoint, un ami, sont venus pour une formation. Beaucoup sont restés, ont fondé des familles, acheté des maisons. Et peu à peu, le paysage a changé.
Folake Lawanson, originaire du Nigeria, est arrivée à Rouyn-Noranda avec son mari québécois après avoir vécu à Joliette, à Salaberry-de-Valleyfield, à Repentigny. À Rouyn-Noranda, elle a d'abord travaillé à l'Épicerie interculturelle. Elle en est aujourd'hui propriétaire.
PHOTO CHRISTIAN LEDUC, COLLABORATION SPÉCIALE
Folake Lawanson, originaire du Nigéria, est propriétaire de l'Épicerie interculturelle à Rouyn-Noranda.
Sur ses rayons : ignames, poissons séchés, épices africaines, extensions de cheveux… « C'est ici que j'aime le mieux vivre, dit-elle. Je n'aime pas ça, les grandes villes, j'aime la tranquillité. »
Chez Morasse, 40 employés
PHOTO CHRISTIAN LEDUC, COLLABORATION SPÉCIALE
Sylviane Senou et Carlos Sodji sont les propriétaires de Chez Morasse, une véritable institution locale, à Rouyn-Noranda.
Carlos Sodji, Béninois de naissance, dirige le restaurant Chez Morasse. Il a étudié en technologie du génie civil, a été livreur, agent de sécurité, consultant en immigration.
« Je suis tombé en amour avec la ville. Je voyais qu'il y avait beaucoup de possibilités. »
Aujourd'hui, il emploie une quarantaine de personnes, dont quatre travailleurs étrangers temporaires recrutés au Bénin. Derrière le comptoir, où se préparent les poutines les plus célèbres en ville, l'équipe est majoritairement africaine.
PHOTO CHRISTIAN LEDUC, COLLABORATION SPÉCIALE
Carlos Sodji et sa femme Sylviane Senou sont les propriétaires de Chez Morasse, une véritable institution locale, à Rouyn-Noranda.
« Ces travailleurs étrangers sont nos piliers en ce moment. Parmi eux, il y en a deux qui sont nos bras valides », assure-t-il.
Mais depuis la suspension du programme de l'expérience québécoise (PEQ) et la fermeture de certaines voies d'accès à la résidence permanente, leur avenir est incertain.
J'ai une employée étrangère. Chaque jour, je la surprends en train de pleurer parce que sa fille est au Bénin. Elle comptait la faire venir. Et d'un coup, la loi dit que quelqu'un à bas salaire ne peut pas faire venir son enfant ni son conjoint.
Carlos Sodji, Béninois de naissance, propriétaire du restaurant Chez Morasse
Carlos s'inquiète aussi pour son entreprise : « Si je perdais mes travailleurs étrangers temporaires, le gros problème que j'aurais, c'est la fiabilité, parce que ces travailleurs sont fiables. »
Une ville transformée
Narciss Bayaga, intervenant psychosocial d'origine camerounaise, vit à Rouyn-Noranda depuis 17 ans. Il a vu l'évolution.
« Avant, on pouvait voir qu'il y avait très peu de personnes immigrantes, surtout de la communauté africaine subsaharienne. Mais avec le temps, ça a considérablement augmenté. »
Auprès des jeunes qu'il suit au cégep, il perçoit un vrai désir de rester. « La volonté est là, mais ça dépend des perspectives d'emploi. »
Une université en première ligne
À l'UQAT, l'arrivée d'étudiants étrangers est vitale.
« Chaque étudiant étranger est une ressource inestimable », affirme le recteur Vincent Rousson.
Aux cycles supérieurs, ils représentent les deux tiers des effectifs.
PHOTO LOUIS JALBERT, TIRÉE DU SITE DE L'UQAT
Vincent Rousson, recteur de l'UQAT
Et dans certains programmes, comme la foresterie, ils sont presque seuls : « Il n'y a pratiquement aucun étudiant québécois qui vient s'inscrire dans des programmes gradués en foresterie, maîtrise et doctorat. »
Mais les nouveaux quotas imposés par Québec ont un impact immédiat. « La réputation du Québec et du Canada est mise à mal sur la scène internationale », affirme le recteur.
L'UQAT a vu chuter de plus de 2000 le nombre de demandes d'admission étrangères.
L'impact, dit-il, est plus grand en région : « Une centaine d'étudiants en moins dans la région de Montréal n'a pas le même impact qu'une centaine d'étudiants en moins en Abitibi-Témiscamingue. »
« Un besoin crucial »
Célestin Nzenzali est arrivé du Congo en 2017. Après des études à Montréal, il s'est installé à Rouyn-Noranda en 2019 pour travailler comme préposé aux bénéficiaires. Aujourd'hui, il est agent d'intervention en santé mentale, étudiant en finances, producteur de spectacles et… propriétaire d'un salon de coiffure afro.
PHOTO CHRISTIAN LEDUC, COLLABORATION SPÉCIALE
Originaire du Congo, Célestin Nzenzali est agent d'intervention en santé mentale, producteur de spectacles et propriétaire d'un salon de coiffure afro. Il pose ici aux côtés d'Aimé Pinji, cofondateur de l'Afrostival, un festival qui célèbre la diversité africaine en Abitibi-Témiscamingue.
« J'ai coiffé des gens dans mon appartement pendant six mois, précise-t-il. Puis, j'ai compris que c'est vraiment un besoin crucial dans la région. Je devais proposer ce service de manière professionnelle. »
Il a acheté un duplex et y a ouvert son salon.
« Je suis un Rouynorandien, astheure ! »
Une ville qui vibre
Aimé Pinji, chimiste et enseignant d'origine congolaise, est arrivé dans la région en 2008. À l'automne 2024, il a cofondé l'Afrostival, un festival culturel qui célèbre la diversité africaine en Abitibi-Témiscamingue.
Avant leur arrivée, la région n'était plus vivable. Il n'y avait plus d'intérêt à vivre ici. Les Walmart, les Tim Hortons fermaient tôt parce qu'il n'y avait pas d'employés pour le service à la clientèle. Mais depuis qu'ils sont là, c'est plus vivant.
Aimé Pinji, chimiste et enseignant d'origine congolaise, cofondateur de l'Afrostival
Il se réjouit du dynamisme retrouvé, mais reste lucide sur les défis de cohabitation. « Ce n'est pas toujours du racisme. Parfois, c'est juste de l'ignorance. Il faut prendre le temps d'expliquer. »
Une vague francophone
Le phénomène est tel qu'en 2024, le New York Times s'y est attardé. Le journal a souligné que des centaines de nouveaux arrivants venus d'Afrique avaient contribué à combler la pénurie de main-d'œuvre à Rouyn-Noranda, créant une nouvelle communauté dans cette ville minière isolée.
Mais pour Vincent Rousson, recteur de l'UQAT, cette transformation s'inscrit dans une continuité.
« Il y a déjà eu deux grandes vagues d'immigration en Abitibi-Témiscamingue, après les grandes guerres mondiales, rappelle-t-il. À l'époque, c'était une région cosmopolite. »
Faute d'un enseignement supérieur développé, beaucoup de ces nouveaux venus avaient fini par migrer vers les grands centres.
« Ce qui change aujourd'hui, dit-il, c'est que cette vague est francophone. Donc, l'intégration est plus facile. »
Est-ce allé trop vite ?
« Je ne vis pas dans un monde de licornes, admet le recteur. Je sais que ce n'est pas parfait partout, et que ça peut créer des irritants. Mais j'ai encore l'impression qu'on a une bonne capacité d'accueil. »
Et il conclut, sourire en coin : « L'Abitibi-Témiscamingue, pour moi, c'est le paradis. Un paradis méconnu du reste du Québec. Il faut juste avoir le courage de franchir le parc de La Vérendrye. »
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