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Pays sans chapeau

Pays sans chapeau

La Presse02-08-2025
Cette chronique a été publiée publiée à la suite du tremblement de terre en Haïti, le jeudi 14 janvier 2010, en page A14. Nous la republions sans altérer les mots que l'auteur a utilisés à l'époque.
Je ne suis jamais allé à Port-au-Prince. Sauf en lisant Dany Laferrière. Je ne suis jamais allé à Port-au-Prince, mais je suis allé plusieurs fois au Pays sans chapeau.
L'autre jour, quand Laferrière a gagné le prix Médicis avec L'énigme du retour, j'ai dit que c'était un très beau livre mais que son plus beau était ce Pays sans chapeau. « C'est ainsi qu'on appelle l'au-delà en Haïti parce que personne n'a jamais été enterré avec son chapeau. »
On se demande parfois à quoi sert la littérature. Moi, elle me sert à affronter la réalité. Quand Katrina a fait flotter tous ces cadavres dans les rues de La Nouvelle-Orléans, je suis retourné à Capote et à Tennessee Williams, les enfants du pays.
Au moment où Port-au-Prince commence à compter ses morts et à déblayer ses ruines, je me tourne vers Laferrière, vers la littérature, vers la fiction. Pas pour qu'elle me cache la réalité, au contraire. Pour qu'elle me la rende dans son essence. Vous allez me trouver obscène : pour qu'elle me la rende dans sa poésie. Cinquante mille morts ? Cent mille morts ? La poésie ne s'enfuit pas, elle est là, intimement mêlée à l'horreur, elle est là avec l'aube qui se lève…
La couleur un peu violette de l'aube donne une teinte assez étrange aux choses, mais c'est tout. Les mêmes crevasses vous obligent à faire attention en marchant pour ne pas tomber dans un trou d'eau verte. Le même chien jaune doit s'appuyer contre un mur pour japper à cause de son extrême maigreur. La même petite fille est en train de balayer la galerie de l'épicerie du coin.
Le soleil va taper dur, tout à l'heure, vous verrez.
A-t-on idée d'une pareille concentration de malheur ? Act of God ? Si j'étais chrétien, je m'emploierais à faire mettre cette expression à l'index. Aucun dieu n'oserait s'acharner ainsi…
A-t-on idée d'un pays toujours entre espoir et damnation, a-t-on idée d'un pays si assoiffé de bonheur ?
Bon Dieu tellement connin ça li connin, li bail chien malingue deyè tête li pou li pas capab niché'l. (Dieu est tellement fin qu'il peut placer une blessure derrière la tête du chien s'il ne veut pas qu'il la lèche).
Ce n'est qu'un proverbe, Dany, tu sais bien. Dieu pas si fin, finalement. En tout cas bien impuissant, comme nous, à empêcher les séismes, ce qui nous le rend presque sympathique.
Bien sûr, Pétionville a ses pauvres, ses bidonvilles rugissants, ses marchés en plein air, mais c'est quand même là que se sont réfugiés tous les riches de ce pays. Dans certains quartiers on se dirait dans n'importe quelle banlieue cossue nord-américaine.
[…] La pluie s'est arrêtée juste à l'entrée de Pétionville, devant le magasin de meubles en acajou. La pluie reconnaît les frontières.
La pluie, peut-être. Apparemment pas les tremblements de terre. Pétionville a été durement touchée.
L'armée des zombis, finit par murmurer ma mère. Ils sont des dizaines de milliers. Les prêtres vaudou ont réveillé tous les morts qui dormaient du sommeil du juste. Partout… Au Borgne, à Port-Margot, Dondon, Jérémie, Cayes, Limonade, Petit-Trou, Baradères, Jean Rabel, Petit-Goâve, oui, Petit-Goâve aussi…
Une mangue tombe, presque aux pieds de ma mère. Elle ne cille même pas. Complètement ailleurs. Les gens sont morts, conclut-elle et on refuse de les laisser reposer en paix.
Comme si les tremblements de terre venaient seuls. Comme s'ils ne faisaient pas se fissurer aussi, en même temps que les murs de la ville, le mince vernis de civilisation qui recouvre le désespoir des laissés-pour-compte. Comme si la violence des secousses n'allait pas engendrer la violence de ceux-là qui avaient déjà tout perdu depuis longtemps, nus… Qu'est-ce que le ciel pouvait bien leur prendre de plus ? Il leur a pris leurs enfants, leurs parents, leurs amis, leur bout de toit de tôle.
J'étais allé le voir dans ce petit appartement de Brooklyn. J'ai frappé à la porte.
– Qui est là ?
– Ton fils, dis-je.
– Je n'ai pas d'enfants, tous mes enfants sont morts.
– C'est moi, papa, je suis venu te voir.
– Retourne d'où tu viens, tous mes enfants sont morts en Haïti.
– Mais je suis vivant papa.
– Non, il n'y a que des morts en Haïti, des morts ou des zombis.
Et maintenant quoi ? La compassion. La bonté des gens. La solidarité. Aussi merveilleuse et noble soit-elle, la charité suffit-elle ? Mettra-t-on autant de diligence, d'enthousiasme et de centaines de milliards à reconstruire Port-au-Prince qu'on en a mis à sauver les banques, l'industrie automobile ?
Elle a toujours considéré son fils comme un prince. C'est ce qui m'a permis de survivre au début de mon séjour à Montréal, quand les autres ne voyaient en moi qu'un Nègre de plus. Quelqu'un dans une petite maison à Port-au-Prince a toujours pensé que j'étais un prince.
Combien sont-ils à Montréal en ce moment à se demander ce qu'il reste de cette petite maison où ils étaient un prince ?
Il n'y a pas d'arbre dans ce pays, et il n'y a pas d'eau non plus. C'est un caillou au soleil. Nous sommes à la merci du soleil.
Regarde le ciel, dit-il. Des fois je passe la nuit à le regarder. On dirait un grand vide qui veut m'aspirer…
Les textes en italique sont tirés de Pays sans chapeau, de Dany Laferrière, publié chez Lanctôt Éditeur, 1996.
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