Témoignage d'ex-pro, suivi psychologique... Comment le rugby français lutte contre les problématiques de santé mentale
Une cinquantaine de rugbymen assis sur une chaise près de deux heures durant pour écouter religieusement des discours, la scène paraît peu banale. Surtout lorsque la parole d'évangile est prêchée, entre autres, par un psychologue. La scène est pourtant réelle et, mieux, la discipline des joueurs totale, pour ces interventions dans le cadre d'une tournée organisée par l'association NéoHéros en partenariat avec la Ligue nationale de rugby (LNR) pour prévenir les risques liés à la santé mentale.
Durant toute la saison 2024-2025, l'ex-rugbyman Raphaël Poulain et le psychologue Jean-Luc Douillard ont sillonné la France du rugby professionnel pour intervenir au sein des 30 clubs de Top 14 et de Pro D2, staffs et centres de formations compris. Et le binôme, accompagné d'un traducteur pour les joueurs anglophones, en ressort ravi. « J'ai vraiment été surpris par l'accueil des clubs et l'attention des joueurs, ils n'ont pas l'habitude de se poser pour réfléchir à ces thématiques », explique le psychologue. Dans un sport encore imprégné des valeurs de virilité, reconnaître des faiblesses ne va pas de soi.
Les troisièmes mi-temps des Bleus dans le viseur
Le succès de cette tournée est pourtant confirmé par les réactions des joueurs - positives à plus de 90 % d'après les retours de l'association - et réside aussi dans son casting. Ancien ailier du Stade Français (1998-2005) version Max Guazzini, Poulain a arrêté sa carrière à 25 ans, miné par des blessures et une dépression. De cette expérience contrariée avec le rugby, il a tiré un livre et un spectacle percutant d'une heure, qu'il déclame au Festival d'Avignon du 5 au 26 juillet.
Un témoignage « essentiel »
L'homme de 44 ans, cofondateur de NéoHéros, propose un condensé de son récit devant les joueurs. Ceux-ci s'identifient aisément à cet ancien espoir du rugby français pas préparé au monde professionnel, à une époque où celui-ci était balbutiant et où aucun accompagnement n'était proposé. « Ce n'est pas de la théorie, le témoignage est essentiel pour appuyer l'expertise, appuie-t-il. Si un psy vient seul face aux joueurs, ça marche moins. »
Le psy, justement, prend le relais et met les joueurs devant plusieurs situations. « Une blessure à 15 jours d'un match de phase finale de Coupe d'Europe, un membre du groupe qui vit quelque chose difficile dans sa vie personnelle... On leur demande ce qui se passe dans leur tête », déroule Jean-Luc Douillard. Les moments plus gais ne sont pas occultés : « Un après-Coupe du monde ou un après-Brennus, c'est aussi très difficile à gérer émotionnellement, surtout lorsque l'on est désinhibé par l'euphorie de groupe et l'alcool. Et ce d'autant plus qu'ils ont un devoir d'exemplarité. »
À la fin de chaque intervention, il collecte les retours des joueurs via des feuilles de papier bleues garantissant leur anonymat, et propose un suivi en partenariat avec les médecins de clubs en cas de besoin. Une quarantaine de joueurs y a eu recours à la suite de la tournée pour, pêle-mêle, faire part de craintes sur les blessures, les addictions, les relations avec leurs staffs ou l'après-carrière. « Ça va du petit moment de déprime car on ne joue pas à des problèmes familiaux ou extra-familiaux, en passant par le rapport à l'alcool, poursuit le psychologue. C'est très diversifié, et 90 % des joueurs que j'ai eus sont partis rapidement, on leur a donné des clés pour repartir. » Les cas nécessitant un suivi appuyé sont pris en charge par des psychologues de leur région.
Témoignage d'une mère de joueur du Top 14 qui raconte les dérives du rugby
Les instigateurs du projet l'assurent, la situation n'est pas alarmiste, et ce malgré les différentes affaires en tout genre de l'été 2024 et les suicides de plusieurs professionnels, dont l'ouvreur rouennais Jordan Michallet en janvier 2022. « On s'est dit qu'on était au bon endroit, car on a eu des retours hypertouchants et sincères des joueurs, explique Lorraine Lévêque, nouvelle directrice générale de NéoHéros après avoir travaillé à la direction des affaires médicales de la LNR. Ils nous attendaient et nous ont partagé des évènements personnels, en nous disant qu'il était temps d'en parler. »
L'attente était forte comme le montraient, notamment, les propos de Romain Ntamack en avril 2024 dans Brut, déplorant que « rien ne [soit] mis en place » pour appuyer les joueurs. « Quand je suis arrivée, en janvier 2024, seule une ligne téléphonique pour les joueurs existait, retrace Lorraine Lévêque, également présente sur la tournée. Je me suis dit qu'il y avait sûrement un sujet. » Profondément touché par le décès de son ancien coéquipier Christophe Dominici en novembre 2020, Raphaël Poulain a fait le même constat. En parallèle, la LNR travaillait aussi sur un plan de santé mentale depuis 2022, dans le sillage de Max Lafargue, ex-président de la commission médicale de la Ligue, décédé en janvier 2024.
Le rugby espère jouer un rôle de précurseur, comme pour les commotions
« Le déclic avait été la mort de Kelly Meafua, joueur de Montauban (tué en mai 2022 après avoir sauté depuis un pont en sortie de boîte de nuit, en ayant consommé de la cocaïne et de l'alcool), retrace son successeur Bernard Dufour. On a alors voulu prendre les choses en main comme nous l'avions fait pour les commotions, car ce n'est pas un problème exclusif au rugby (la santé mentale fait figure de « Grande cause » du gouvernement Bayrou), mais on veut agir pour avoir une utilité en termes de santé publique. »
La mort de Kelly Meafua bouleverse Montauban
Les staffs médicaux des clubs professionnels vont ainsi être formés à conduire des entretiens sur ces thématiques, et le SMHAT-1, un questionnaire élaboré par le CIO pour évaluer la santé mentale des athlètes, va être soumis chaque année aux acteurs du rugby professionnel. « Le but est de détecter des personnes en souffrance pour les orienter vers des professionnels et, en parallèle, de faire un état des lieux pour se comparer aux autres sports, pour voir si le rugby est générateur de problèmes de santé mentale », décrit Bernard Dufour.
La tournée va aussi être reconduite pour l'année à venir, avec de nouvelles incarnations. Raphaël Poulain sera appuyé par Rodrigo Capo Ortega (ex-Castres) et Jean-Marc Doussain (ex-Toulouse, Lyon), nouveaux ambassadeurs de NéoHéros. L'association souhaite par ailleurs poursuivre son développement dans d'autres sports et dans le monde de l'entreprise. « NéoHéros est à la santé mentale ce que les Restos du Coeur sont à la précarité », ambitionne Raphaël Poulain. Son lancement est en tout cas réussi.
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