
Études archéologiques du Mormont: Cannibales, nos ancêtres? Peut-être un peu, mais…
Voici un des individus fouillés au Mormont, entre 2006 et 2011, un enfant entre 9 et 10 ans, déposé en cours de décomposition dans une des fosses du célèbre site archéologique vaudois. Les dernières études essaient de cerner des pratiques connues à la période gauloise, mais jamais rassemblées sur un même endroit.
Christophe Cantin, Archeodunum SA
En bref:
Les fouilles ont repris sur le Mormont. Sous un soleil de plomb, en contrebas du sommet de la colline vaudoise, afin de dégager le terrain à la carrière d'Holcim qui avance vers la Birette , l'ancienne «zone à défendre».
Les fouilles ont repris, mais les archéologues tentent toujours de cerner le cœur du célèbre site fouillé entre 2006 et 2011 , un énorme ensemble de fosses, creusées jusqu'au calcaire par une population gauloise au tournant du Ier siècle avant notre ère.
Un site unique à l'échelle de l'Europe celtique, montrant une succession de gestes, rites et dépôts dont la logique nous échappe mais répondait visiblement à des codes précis. Des fosses remplies de richesses, reliefs de repas, objets du quotidien, animaux consommés ou jetés entiers aux divinités.
Dégagé en 2024, cet imposant mur a sans doute délimité le secteur désormais emporté par la carrière, où les fosses à dépôts étaient concentrées.
FLORIAN CELLA/VQH
La découverte de parties humaines calcinées et alors vues comme mangées par leurs semblables avait fait le tour du monde en 2008, quand «24 heures» éventait la nouvelle en titrant «Nos ancêtres les Celtes étaient cannibales». Premières études
Quelques années plus tard, voici ce qu'en disent les dernières publications scientifiques parues dans les «Cahiers d'archéologie romande» , dont personne ou presque ne s'est fait l'écho. Elles restent partielles, en attendant un volume consacré au mobilier – notamment en métal – et des premières synthèses. Le tout avant de s'attaquer au reste du site, dont le périmètre reste flou . Autant dire que le chemin est encore long.
Les restes de 40 à 50 individus ont été identifiés. Les archéologues prennent plus de pincettes que de pinceaux pour aborder la question, sensible et délicate à amener au public.
Pourtant, il y a de quoi avoir des doutes. Des os humains ont été retrouvés isolés, au milieu d'autres restes d'animaux, dont certains relèvent des restes de repas, banquets ou «pièces» traitées comme tels… une extrémité de fémur gauche retrouvée dans un pot à cuire, avec des cassures suspectes. Citons un tibia au sein de 500 os d'animaux (bœufs, cheval), issu visiblement d'un banquet. Ou encore cet humérus humain avec des stries de découpes et traces de dents, comme souvenirs d'un repas, le tout mis dans un coffret et enterré. Du «cannibalisme» ?
De là apparaissent d'autres traces sur les os, laissant planer de plus en plus de doutes sur ce qu'il s'est passé au Mormont .
Puis, en 2008, les fouilleurs découvrent des os humains carbonisés . D'abord deux corps entiers exposés à un feu vif. Puis des parties de corps, comme celle d'un adulte dont les côtes ont été sectionnées avant qu'il ne soit passé au feu, avec certains muscles déjà absents… Des personnes «grillées», «rôties», comme on a pu le lire? En tout cas exposées à des feux inférieurs à 400 degrés, soit plus un foyer domestique qu'un bûcher funéraire, mais pas non plus une «cuisson» focalisée sur la viande, déduisent les chercheurs en comparant des résultats de médecine légale.
Pour eux, les corps ont sans doute fait partie de cérémonies impliquant une incinération partielle, voire avortée. Les textes antiques parlent bien d'hommes ou prisonniers jetés au feu par les Gaulois. Mais est-ce le cas?
Voici le crâne 72, issu de la fosse no 422 du Mormont. Les parties non exposées au feu comportaient peut-être encore de parties de corps. Les études parlent plus volontiers de feu maîtrisé que de bûchers funéraires ou plus prosaïquement de grill à vocation alimentaire…
Yves André, Musée cantonal d'archéologie et d'histoire de Lausanne
«Il est parfois difficile de faire la distinction entre l'humain et l'animal», note l'auteur initial, Patrick Moinat, citant une fosse dans laquelle les Gaulois ont déposé successivement une chèvre sans tête, une jument et… un enfant de 6 à 9 ans. «Les espèces semblent interagir ou répondre à une même logique de dépôt», écrit-il. Comme dans une autre fosse où une moitié supérieure d'un adulte – un tronc avec tête et bras – a été enfouie peu après un rachis de bœuf: difficile de ne pas y voir une équité de traitement entre deux «morceaux». Site celtique unique
Alors, cannibales ces Gaulois? Sachant qu'on ignore encore de quelle population – Helvètes ou autres – il s'agissait. Disons que la preuve irréfutable qu'un utilisateur du Mormont ait croqué son semblable comme une côtelette, on ne l'a pas. Mais il y a les autres indices. Des corps ont été démembrés, certes peut-être pas toujours pour être mangés. Il faut aussi imaginer que certaines traces soient le fait de chiens ou de petits carnivores, récupérant des restes.
À ce stade, vous trouverez des contenus externes supplémentaires. Si vous acceptez que des cookies soient placés par des fournisseurs externes et que des données personnelles soient ainsi transmises à ces derniers, vous devez autoriser tous les cookies et afficher directement le contenu externe.
Pour Patrick Moinat, il faut envisager une consommation contrôlée, stricte et rare, dans des cérémonies. «Si une consommation de viande humaine a eu lieu à la fin de l'âge du fer, celle-ci a toutes les chances d'avoir pris place au Mormont, écrit-il. Le tabou que l'on voue actuellement au corps humain n'existait pas au Ier siècle av. J.-C.» Les têtes coupées du Mormont
En tout, les restes de quatre à six crânes ou têtes découpées ont été découverts au Mormont. Certains portent les stigmates de coups portés à la nuque pour les décoller, mais aucun clairement les traces d'un coup mortel. Une tête était encore «fraîche», reliée au corps peu avant ou après sa mort. Une autre «sèche», récupérée d'un individu décomposé.
Ce crâne a été attribué à une grande adolescente, sans certitude. Plusieurs traces montrent que la mandibule a été décrochée. Un impact sur le temporal droit est peut-être à l'origine de sa mort.
Yves André, Musée cantonal d'archéologie et d'histoire de Lausanne
En soi, rien de surprenant: les Celtes étaient connus des Romains pour clouer des crânes à leur porte et garder des têtes ennemies en trophée. Le cas chez nous? Visiblement pas: le Mormont se distingue par l'absence de signes guerriers. On est loin du souvenir de combats, avec des têtes qui n'ont pas forcément été exposées. Nous aurions donc un autre cas, avec des dépôts directs destinés à l'au-delà.
Au final, difficile de s'y retrouver avec des corps parfois jetés en vrac, d'autres traités méticuleusement – une femme soigneusement couchée comme pour un enterrement, un individu inhumé assis, marque peut-être de notables, héros ou princes – certains déposés séchés, momifiés – visibles initialement ailleurs? – ou en cours de décomposition. Rien de totalement nouveau dans les pratiques gauloises: elles sont connues ailleurs en Europe, mais jamais rassemblées sur un seul site avec une telle intensité. Pourquoi diable? Enterrés avec leur suite?
On se souvient qu'à la seule lecture des restes animaux, l'archéozoologue Patrice Méniel s'était demandé si le Mormont n'était pas le site des sacrifices désespérés d'une communauté assiégée. À la lecture des seuls restes humains, Patrick Moinat, dont le texte a été repris par d'autres spécialistes comme Audrey Gallay et Geneviève Perréard, a relevé des liens ADN entre certains individus. Il imaginait deux pistes.
Et si le Mormont était un site funéraire, d'un ordre un peu particulier? On assiste en effet à des zones plus denses, comme si quatre à cinq personnes au statut particulier avaient été accompagnées autour d'elles de leurs biens, d'esclaves, de sacrifices et quelques têtes en souvenir. À voir.
Ou alors un sanctuaire où l'on se rassemble en nombre pour des consommations rituelles, avec des pratiques d'exposition des corps à l'air libre en même temps – et ce serait inédit – que des sépultures. Des sacrifices humains, du cannibalisme y auraient été «hautement probables» à l'aune d'une relecture des textes antiques. Certes, mais pourquoi et par qui, où habitaient-ils, que cherchaient-ils? Là encore, le Mormont reste autant un cas unique qu'une énigme.
Pour aller plus loin: Archéo-anthropologie du Mormont (Eclépens et La Sarraz). Fouilles 2006-2011. CAR 188. Les mobiliers du Mormont (Eclépens et La Sarraz), Fouilles 2006-2011, Tome 1, le mobilier céramique, CAR 193 Bris volontaire et fromage
Unique, le Mormont, ne serait-ce que par son ampleur. Les 197 fosses, ces creusements avec leurs précieux dépôts enfouis dans le sous-sol, ont livré 24'503 fragments de céramiques. Leur analyse, tri et étude préliminaire ont pris près de six ans aux archéologues. Verdict? Il s'agit d'un typique des années 120 à 80 av. J.-C., impossible de mieux resserrer la chronologie.
L'ensemble des céramiques est révélateur d'une population du Plateau, proche des sites laténiens de Vufflens et Yverdon, alors que certaines hypothèses imaginaient une population «étrangère» en route. Fait rare, la destruction de la céramique y a été rituelle, homogène: beaucoup ont été percutées, brisées de manière contrôlée, pour les rendre inutilisables plutôt que de les détruire avant de les répartir dans plusieurs dépôts. Une amphore a été «décapitée», tandis que, c'est rare, 60 vases ont pieusement été déposés intacts.
À ce stade, vous trouverez des contenus externes supplémentaires. Si vous acceptez que des cookies soient placés par des fournisseurs externes et que des données personnelles soient ainsi transmises à ces derniers, vous devez autoriser tous les cookies et afficher directement le contenu externe.
Des analyses ont révélé des restes de préparations viande-plante, avec de la graisse de veau ou agneau, voire chèvre. Des indices de produits lactés également. Un corpus orienté sur la cuisine quotidienne et sur la consommation, avec en tout une trentaine de rejets de repas collectifs: les formes dédiées à la boisson forment 44% du corpus fin, celle des céramiques de cuisine est le double ou le quadruple de ce qu'on retrouverait dans une ville ou un village ordinaire, c'est dire s'il est unique, le Mormont.
Nos articles sur le Mormont Newsletter
«La semaine vaudoise» Retrouvez l'essentiel de l'actualité du canton de Vaud, chaque vendredi dans votre boîte mail.
Autres newsletters
Erwan Le Bec écrit pour le quotidien 24heures depuis 2010. Il couvre, entre autres, l'actualité vaudoise. Plus d'infos
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Hashtags

Essayez nos fonctionnalités IA
Découvrez ce que Daily8 IA peut faire pour vous :
Commentaires
Aucun commentaire pour le moment...
Articles connexes


24 Heures
40 minutes ago
- 24 Heures
Selon une étude, être exposé à une infection «virtuelle» active le système immunitaire
Une étude du CHUV et de l'UNIGE révèle que le cerveau, face à une personne qui a l'air malade, active une réponse immunitaire de manière préventive. Publié aujourd'hui à 18h40 L'étude révèle une capacité du cerveau à anticiper un danger infectieux et à engager l'organisme dans une réponse défensive, avant même qu'un agent pathogène réel n'intervienne. CHUV Être exposé à une infection «virtuelle» suffit à déclencher une réponse immunitaire proche de celle observée lors d'une véritable infection . C'est ce qu'ont démontré des chercheurs du CHUV et de l' Université de Genève (UNIGE), détaille un communiqué diffusé ce jeudi. L'étude, publiée le 28 juillet dans « Nature Neuroscience », a confronté environ 250 volontaires à des avatars humains dont certains présentaient des signes visuels d'infections comme la varicelle. Elle révèle un dialogue jusqu'ici inconnu entre le cerveau et le système immunitaire: il existe une réponse défensive initiée par la seule anticipation d'un danger infectieux, et non par un pathogène réel. Perspectives inédites sur l'immunité Les analyses ont montré que le cerveau, confronté sur un écran à une menace d'infection purement virtuelle, activait des zones liées à la détection de menace et que des marqueurs immunitaires apparaissaient dans le sang, comme si le corps faisait face à un vrai agent pathogène. Ces réponses immunitaires étaient comparables à celles de patients vaccinés. Ces découvertes offrent des perspectives inédites pour la recherche sur les troubles psychosomatiques ou la modulation de la réponse immunitaire. Selon l'étude, la réalité virtuelle pourrait même devenir un outil pour soutenir l'efficacité des vaccins ou aider à désensibiliser les personnes allergiques. D'autres nouvelles en lien avec l'immunité et la santé Laura Manent est journaliste au sein du Digital Desk de Tamedia. Diplômée en relations internationales et développement humain, elle est également titulaire d'un master de l'Académie du journalisme et des médias de l'Université de Neuchâtel. Elle a notamment travaillé pour la RTS et La Région Nord vaudois. Plus d'infos @lauramntb Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.


24 Heures
2 hours ago
- 24 Heures
Tessin: des moustiques stériles relâchés pour combattre l'invasion
Expérimentation scientifique – Des moustiques tigres stériles déployés en masse pour lutter contre l'invasion Au Tessin, la guerre contre le moustique tigre se joue avec des mâles stériles. Leur mission: s'accoupler avec les femelles et couper net le cycle de reproduction. Salomé Philipp , Aurélie Toninato Mi-juillet, un collaborateur scientifique de la Supsi s'apprête à libérer des moustiques tigres mâles stérilisés à Bologne, à une distance déterminée, dans une zone d'essai à Losone, au Tessin. KEYSTONE Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio. S'abonnerSe connecter BotTalk En bref : Le Tessin libère chaque semaine 36'000 moustiques tigres mâles stériles pour combattre l'espèce. L'expérience menée à Morcote a réduit de 63% la population de femelles. Le canton projette de construire sa propre bio-usine pour produire les insectes. Chaque semaine depuis juin, 36'000 moustiques tigres sont lâchés dans les communes tessinoises d'Ascona et de Losone. De quoi transformer le quotidien des habitants en enfer? Ce serait plutôt le contraire: ces moustiques doivent permettre, paradoxalement, de réduire la population globale de leur espèce. Les insectes libérés, produits en laboratoire et stérilisés, sont uniquement des mâles – ils ne piquent donc pas. Après s'être accouplées avec ces individus, les femelles sauvages produisent des œufs non viables, coupant net le cycle de reproduction de ce vecteur de maladies tropicales. Aujourd'hui, le Tessin n'est pas doté d'infrastructures de production de mâles stériles à grande échelle; il doit les importer d'Italie. Un processus coûteux et induisant un risque de mortalité important. Pour y remédier, et pouvoir un jour approvisionner la Suisse entière, le canton ambitionne de créer sa propre bio-usine de production, à l'image de celles qui existent déjà ailleurs (lire ci-dessous). C'est dans un laboratoire de la Haute Ecole spécialisée de la Suisse italienne (Supsi) à Mendrisio que le projet de lutte contre ces insectes se développe. Sous une lumière blanche, des scientifiques en blouse scrutent les œufs de moustique tigre au microscope. De minuscules graines noires qui, en une semaine, deviendront des larves, puis des adultes. Sur les étagères, des bacs d'eau accueillent chaque étape de cette transformation, tandis que des cages entomologiques – ces boîtes d'élevage d'insectes – abritent les adultes, nourris de solution sucrée. C'est également entre ces murs que le projet pilote de lâcher de mâles stériles est coordonné. «Pas des OGM» Contrairement aux cantons romands, qui n'ont été colonisés que récemment, le Tessin vit avec le moustique tigre depuis vingt ans. Une cohabitation qui le place en pionnier suisse de la lutte contre cet indésirable vecteur de maladies, comme la dengue, le zika et le chikungunya, dont les cas prennent l'ascenseur en Europe. La technique SIT (Sterile Insect Technique) est un complément aux techniques déjà en place – tel que l'élimination des eaux stagnantes et les traitements biocides spécifiques contre les larves –, «mais son mode d'action est différent, à savoir que ce sont les moustiques qui recherchent les congénères alors qu'avec les autres méthodes, nous devons trouver les foyers larvaires», détaille Eleonora Flacio, biologiste responsable du projet SIT pour le Tessin et présidente de l'European Mosquito Control Association (EMCA). Eleonora Flacio, biologiste responsable du projet SIT pour le Tessin. Entre 2022 et 2024, un projet pilote a été mené à Morcote, commune isolée sur les rives du lac de Lugano, avec des moustiques stérilisés par irradiation dans une bio-usine à Bologne et acheminés en état de léthargie grâce à une température de 10 à 12 degrés. «On ne cible pas un gène précis lors de l'irradiation, les mâles sont stérilisés de manière randomisée, précise la biologiste. Ce ne sont donc pas des OGM.» À l'achat, un mâle revient à 0,018 centime. Réduction de plus de 60% des femelles De mai à septembre durant deux ans, dix mâles stériles pour chaque mâle sauvage ont été relâchés chaque semaine à Morcote, sur des points espacés de 50 à 80 mètres, alors qu'il leur restait deux à quatre jours de vie. Près de trois millions d'individus ont ainsi été introduits chaque année. Avec des résultats très prometteurs: en 2023, le nombre de femelles adultes a chuté de 63% dans la zone de libération des insectes stériles par rapport à la zone témoin, rapporte Eleonora Flacio. En 2024, la baisse est restée similaire. Après Morcote, l'opération s'est étendue à plus large échelle. Le succès de l'expérience a séduit les localités alentour, dont plusieurs souhaitaient elles aussi accueillir le projet. «Certaines ont râlé de ne pas avoir été choisies pour participer, alors même que la récolte de données n'est pas encore terminée, raconte la biologiste. Et puis, les gens adorent le projet: au Carnaval du Tessin, certains se sont même déguisés en moustique pour saluer l'expérience!» Pour financer l'extension du projet pilote, un fonds national a été sollicité, mais toutes les demandes n'ont pas pu être couvertes. Cela a obligé la Supsi à sélectionner un nombre réduit de communes pour accueillir l'opération, malgré une volonté d'expérimentation plus large. Produire localement pour les communes et les privés Malgré les résultats positifs de la SIT, tout ne fonctionne pas toujours comme prévu. Comme ce matin d'août, où les caisses d'insectes stériles ne sont pas arrivées de Bologne, la compagnie de livraison a failli. Or, dans la chaleur estivale, chaque heure compte: un trajet trop long, un choc violent, et les insectes s'affaiblissent – et deviennent incapables de féconder des femelles – ou meurent. Les mâles stérilisés sont livrés deux fois par semaine et doivent être relâchés dans la foulée, sans quoi cela compromet l'expérience. Le moustique tigre se reconnaît à ses zébrures. TDG Trois ou quatre incidents semblables ont déjà perturbé la saison tessinoise. «L'acheminement est le défi le plus important auquel nous devons faire face, témoigne Eleonora Flacio. C'est pour cela que nous voulons construire notre propre usine de production, ici, au Tessin.» Une initiative qui permettra de surmonter les limitations actuelles, car les infrastructures européennes existantes ne parviennent pas encore à approvisionner leurs propres pays de manière suffisante. Partout dans le monde, les chercheurs testent la technique et échangent pour améliorer son efficacité. «Il n'y a pas de concurrence directe, mais plutôt un esprit de collaboration pour perfectionner la méthode», souligne la spécialiste. L'usine tessinoise devrait permettre de mieux contrôler les coûts, de générer des données fiables sur le rapport coûts-bénéfices, et de fournir des conseils aux futurs acheteurs: communes, hôtels, campings ou particuliers possédant de grandes propriétés. Des terrains ont déjà été identifiés, la recherche de financements est en cours. «Nous ne voulons pas de fonds uniquement privés afin de garder une dimension publique. Cette usine ne doit pas viser le profit, c'est un service. Nous souhaitons en faire un modèle, avec l'ambition de produire un million de mâles stériles par semaine d'ici à deux ans.» Des usines déjà en activité et une bactérie prometteuse Il existe déjà plusieurs bio-usines de production de mâles stériles, sorte de laboratoire géant, en Europe. En Italie par exemple, le Centro agricoltura ambiente (CAA), laboratoire semi-public, produit et vend un million de moustiques tigres stérilisés aux rayons X, rapporte Romeo Bellini, professeur au CAA. «Nous fournissons principalement des instituts de recherche, mais également des municipalités italiennes. Nous sommes désormais en mesure de fournir le nombre de mâles nécessaires pour atteindre une réduction locale de 60 à 80% de la population femelle, c'est le seuil établi pour éliminer le risque épidémiologique et réduire les nuisances.» Les moustiques stériles ont une durée de vie d'environ trois à sept jours. Le CAA a mis au point un système d'envoi réfrigéré par courrier express dans les vingt-quatre heures, qui permet d'acheminer les insectes sans trop de pertes – 5 à 10% de décès, indique encore Romeo Bellini. Des bactéries dans les œufs du moustique tigre En Espagne, la ville de Valence fait figure de précurseur national dans la lutte contre le moustique tigre. Son Centre de lutte biologique contre les nuisibles, financé par le gouvernement régional, travaille depuis 2003 sur la stratégie SIT pour lutter contre les ravageurs agricoles, et cette expérience a été mise à profit dans la lutte contre le moustique tigre. De 2018 à 2020, des lâchers de mâles stériles ont été réalisés sur deux sites pilotes, libérant plus de 15 millions d'individus sur 80 hectares. Les niveaux de population de femelles adultes et d'œufs ont été réduits de 70 à 80%. Le Ministère de l'agriculture poursuit aujourd'hui les lâchers dans une troisième province, celle d'Alicante, en collaboration avec une entreprise de service public, en parallèle de mesures comme le traitement des canalisations pour neutraliser les sites de ponte. Par ailleurs, l'Université de Valence travaille depuis 2020, avec un laboratoire italien, sur la technique IIT (Incompatible insect technique) qui consiste à introduire la bactérie Wolbachia dans les œufs des moustiques afin de créer des individus qui donneront naissance à des embryons stériles. Des tests à petites échelles seulement ont été menés jusqu'à présent en Italie. Pour Antonio Marcilla Diaz, du département de parasitologie, l'IIT est une technique prometteuse car moins coûteuse (transport et rayonnement) et plus efficace, car l'irradiation réduit la condition physique des mâles. À noter que des sites de production de moustiques stérilisés par SIT existent également à La Réunion et en France métropolitaine, une start-up à Montpellier, ou encore aux États-Unis, en Chine, à Singapour, au Brésil, à Cuba, à Tahiti, entre autres. Des projets en Croatie, en Albanie et au Portugal ont par contre été interrompus faute de financement. Plus d'infos Aurélie Toninato est journaliste à la rubrique genevoise depuis 2010 et diplômée de l'Académie du journalisme et des médias. Après avoir couvert le domaine de l'Education, elle se charge aujourd'hui essentiellement des questions liées à la Santé. Plus d'infos Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.


24 Heures
2 hours ago
- 24 Heures
Comment la radiothérapie du futur épargnera les cellules saines
Un laboratoire dédié à cette technique a été inauguré à Genève. Le procédé consiste à bombarder une tumeur à une dose élevée et un débit ultrarapide. Publié aujourd'hui à 17h06 Marie-Catherine Vozenin (à g.) et Pelagia Tsoutsou codirigent un laboratoire consacré aux travaux sur la radiothérapie FLASH. LAURENT GUIRAUD En bref: Chaque année, en Suisse, on enregistre près de 46'000 nouveaux cas de cancer. La moitié d'entre eux seront traités avec de la radiothérapie. Malgré des évolutions majeures, celle-ci entraîne des effets secondaires importants, et environ un tiers des tumeurs lui résistent encore. Pour améliorer la qualité de traitement et de vie des patients, les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et l'Université de Genève viennent d'inaugurer un laboratoire, le LiRR , consacré au développement d'une application de la radiothérapie, la technologie FLASH. Il s'agit d'une nouvelle manière d'administrer les rayonnements, en bombardant la tumeur à une dose plus élevée et de manière extrêmement brève, de l'ordre d'un millième de seconde, pour la tuer tout en épargnant les tissus sains. Technique ancienne de radiothérapie à optimiser La radiothérapie est utilisée depuis le début du XXe siècle contre les cancers. Les cellules bombardées de rayons absorbent l'irradiation – faisceaux de protons, d'électrons, voire rayons X –, ce qui les endommage au point qu'elles meurent ou ne parviennent plus à se reproduire. Aujourd'hui, cette technique est utilisée dans le traitement d'un cancer sur deux, souvent en complément de la chirurgie. Efficace, elle entraîne néanmoins des effets secondaires, entre inflammation des tissus sains, lésions, voire douleurs. «L'évolution technologique, notamment le développement de l'imagerie, a permis de mieux cibler et orienter le rayonnement sur la tumeur», explique la Pre Pelagia Tsoutsou, cheffe du Service de radio-oncologie des HUG, qui codirige le Laboratoire d'innovation en radiobiologie appliquée à la radio-oncologie (LiRR) avec la Pre Marie-Catherine Vozegnin. «Mais cela ne suffit pas encore à éviter tous les dégâts sur les cellules saines.» De plus, certaines tumeurs sont plus ou moins radiosensibles et auraient besoin d'un dosage plus élevé. C'est là qu'intervient le potentiel de la technologie FLASH. Il y a quinze ans, Marie-Catherine Vozegnin et son collègue Vincent Favaudon ont découvert qu'une même dose de rayons délivrée à un débit plus élevé n'induisait pas de fibrose – cicatrice de lésion – sur les cellules saines de souris, au contraire des cellules cancéreuses. «C'est la première fois qu'un tel effet différentiel était montré, souligne la chercheuse. Nous n'arrivons pas encore à l'expliquer totalement, mais il semble que le tissu sain n'absorbe pas le rayonnement délivré rapidement, au contraire de la tumeur.» Collaboration avec le CERN Cet effet FLASH, avec un rayonnement délivré en quelques centaines de millisecondes au lieu de quelques minutes comme c'est le cas avec la radiothérapie actuelle, permettrait donc d'exposer les tumeurs à de plus fortes doses tout en ménageant les tissus sains environnants. De quoi permettre aussi de s'attaquer à des tumeurs logées dans des zones très sensibles, comme le cerveau, et au tiers des tumeurs radiorésistantes. «Ce traitement a également un profil coût-bénéfice très intéressant, ajoute la spécialiste. Un accélérateur de particules coûte environ 5 millions de francs et dure dix à quinze ans. Avec cette machine, on pourrait traiter 40 à 50 patients par jour.» Le conditionnel est encore de mise car, pour atteindre ces objectifs, il faut concevoir des machines plus performantes – les dispositifs actuels ne permettent de traiter que les cancers superficiels. «Elles sont en cours de développement, en collaboration avec le CERN , entre autres, rapporte Pelagia Tsoutsou. Il faut des accélérateurs dotés d'une puissance extrêmement importante, avec un volume adapté à une salle d'hôpital.» En attente d'essais cliniques aux HUG Il faut aussi démontrer chez l'homme l'effet différentiel entre les cellules tumorales et les saines – il l'a déjà été chez le poisson, la souris et le cochon. «Les essais cliniques n'ont pas encore débuté, confirment les chercheuses. Le temps de la recherche est celui de la prudence. On espère une application chez l'homme d'ici à dix ans.» Aujourd'hui, près de 1500 chercheurs travaillent sur cette optimisation prometteuse. Pionnier suisse dans le domaine, le CHUV a conclu un accord avec le CERN et la société Theryq en 2022 pour développer un accélérateur capable de produire une dose élevée d'électrons. Depuis deux ans, la recherche se poursuit désormais dans la Cité de Calvin. Technologie prometteuse aux HUG et au CHUV Aurélie Toninato est journaliste à la rubrique genevoise depuis 2010 et diplômée de l'Académie du journalisme et des médias. Après avoir couvert le domaine de l'Education, elle se charge aujourd'hui essentiellement des questions liées à la Santé. Plus d'infos Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.