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L'observateur des petits mouvements du cœur

L'observateur des petits mouvements du cœur

La Presse7 days ago
Pierre Foglia participant à un panel au Salon du livre de Montréal en 1983, en compagnie de Lysiane Gagnon (à gauche) et de Lise Payette (au centre)
Foglia. Juste le nom provoque des émotions diverses chez les gens : joie ou panique. Personne ne pouvait prévoir ce qu'il allait lire à la page 5 du cahier A de La Presse quand le locataire s'appelait Foglia. Très peu de gens aussi savaient qu'il fallait oublier le g dans Foglia, je l'ai appris mais ça ne m'empêche pas de prononcer ce g fantôme. Je ne sais pas comment il s'est arrangé avec ce petit inconvénient identitaire dans son quotidien. Ce qui est sûr, c'est que nul n'était à l'abri de cet œil perçant qui vous voyait venir de loin.
Dany Laferrière
Membre de l'Académie française
Un jour il vous portait aux nues, et le lendemain il pouvait vous disséquer sur une table de marbre. Une main qui caresse ou une guillotine qui tombe. En fait, ce n'était pas si simple, car il n'était pas aussi prévisible que la plupart des chroniqueurs qui sévissent ici ou ailleurs. On doit admettre que Foglia est de calibre international.
Entre ces deux situations précitées (la main ou la guillotine), il y avait une variété de nuances possibles. Et son style, ce style décapant mais capable de langueur en même temps, l'empêchait d'être ringard. Si on écarte l'aisance, l'esprit (pas les mots d'esprit), l'ironie et ce talent fracassant, que trouve-t-on ? Un bonhomme qui fait du vélo, répond à son courrier avec son genou, s'occupe de ses chats ou de son jardin, ne déteste pas les potins, et cherche minutieusement un nouveau restaurant en ville pour y emmener sa fiancée. En fait, un vieux conservateur avec une âme d'anarchiste, ce qui donne un libertaire. De plus, il ne cesse de « vitupérer l'époque ». Plutôt moraliste que moralisateur.
Lui, Foglia, sa bête noire, c'était la vulgarité, pas la vulgarité selon les honnêtes gens, non, il avait une vision particulière de la chose qu'il a exposée maintes fois dans ses chroniques. Pour éviter cette boue, il se sauvait par une porte dérobée. Mais ne lui parlez pas de style proprement dit, il détestait le mot. Est-ce pourquoi il vouait une telle admiration à Bukowski, celui des Contes de la folie ordinaire, de L'amour est un chien de l'enfer, même s'il lisait rarement de la poésie ? On doit comprendre alors que cette grâce d'écriture était apparente, mais qu'en réalité, il souffrait le martyre, comme son vieux pote Bukowski.
Une fois, au Caffè Italia, j'ai décidé de savoir ce qu'il en était du style à ses yeux, car il est selon moi un écrivain de premier ordre. Son usage du joual, même si différent, est aussi important pour notre poétique que celui de Ducharme. Si Ducharme s'enivre de cette contre-culture, lui reste sobre mais efficace.
Entendant le mot « style », il a commencé par secouer vigoureusement la tête en signe de dénégation, comme fait ma petite-fille quand elle refuse une bouchée. Il a martelé qu'il n'était qu'un chroniqueur qui doit faire, selon le contrat, trois papiers par semaine et qu'il n'avait pas le temps pour frimer. Son style ? Il y va direct, flanquant des coups par-ci par-là, gueulant ce qu'il a à dire et se taisant au point final. C'est la première version ? je lui demande. Après, je corrige les fautes, fait-il de cette voix aigrelette qu'il détestait tant.
Justement, Foglia, tu viens de décrire ton style, et cette facilité exige beaucoup de métier, et une sorte de détermination. Le jeu de tête reprend : non, non, je n'ai pas de style. Mon rapport avec ma petite-fille m'a appris qu'il ne faut jamais contredire les enfants, les fous et Foglia.
J'ai pris un autre chemin lui demandant à quel moment il avait compris que c'était ainsi qu'il devait écrire. Il est resté un long moment silencieux avant de me demander si j'avais lu Les années d'Annie Ernaux. Ah, voilà, le style, me dis-je, il saute les réponses intermédiaires, ce qui accélère la conversation. Cette vitesse subite crée une vibration si particulière dans l'atmosphère qu'elle donne envie de lire par-dessus l'épaule de Foglia. Il vous met constamment en état de désir.
En ce moment il y a quelqu'un qui vient de se lever au milieu de l'article pour sortir de sa bibliothèque Les années et le feuilleter un long moment, se mettant ainsi en intimité avec l'homme qui lui a fait connaître, au fil du temps, tant d'écrivains. Mais Les années n'est peut-être pas le livre qu'il préfère de cette romancière, car je le soupçonne de lire en cachette La place qui parle du père d'Ernaux ou Une femme où elle met en scène sa mère.
PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE
Pierre Foglia devant les bureaux de La Presse, en 2004
Foglia, qui nous est apparu un jour pour écrire sous nos yeux ahuris puis éblouis le grand roman de notre vie quotidienne, est resté jusqu'à aujourd'hui cet être mystérieux qui s'était emparé de notre esprit, puis de notre cœur.
Nous savons que sa mère était revêche, le genre qui a toujours travaillé dur, et ne laisse rien passer autour d'elle. Et son père à la fois timide et doux. Il ressemble à sa mère physiquement, mais il a la timidité de son père. Et sa douceur aussi. Ce chroniqueur, qui peut parfois être très violent, se croit toujours juste. Pour le clouer au lit, il suffit de lui faire savoir qu'il vous a fait mal – le dire simplement et sincèrement.
Ah, un autre point pour le style : il croit que la vraie morale se trouve dans la musique de la langue, et qu'il ne peut pas être méchant si sa musique rejoint le sens commun. En un mot si ça sonne juste. Est-ce pourquoi il refuse les mondanités, ou même de rencontrer les gens, si ce n'est pas pour devenir un ami ? On peut compter ses amis sur les doigts d'une main, d'ailleurs il en fait les comptes de temps en temps dans le journal. Tous des inconnus, sauf ce chroniqueur sportif dont la mort l'avait fracassé. On comprend la situation si on sait qu'Holden Caulfield, le narrateur perturbé par un trop-plein de sensibilité de L'attrape-cœurs, le roman de Salinger, est son personnage littéraire préféré.
Son seul échec en tant que chroniqueur était cette idée qu'il croyait pourtant bonne de se rendre chez les gens pour les voir vivre, et noter leurs petits mouvements du cœur. On est moins libre dès qu'on voit un visage de trop près.
Depuis, il a pris définitivement sa distance avec les acteurs de son théâtre de poche. Quand il a compris qu'il allait rester jusqu'à sa retraite à La Presse, il a travaillé son souffle comme un marathonien. Le style, c'est la survie pour cet apprenti typographe, tout étonné mais nullement impressionné de passer chez les lettrés. Chaque année il fait un article pour se rappeler qu'il n'est qu'un artisan tout en se désolant de cet art perdu du plomb. C'est son côté gauche prolétarienne.
Il adore le sport parce que les résultats sont clairs. Le cent mètres, la boxe, le cyclisme. Le temps se compte en secondes. On perd une miette de concentration et on se retrouve K.-O. C'est l'une des plus durables passions de sa vie, mais aussi ça lui permet de quitter le monde intellectuel ou politique pour retrouver la grande foule. La vie, quoi ! Mais tenir une chronique durant plus de 40 ans, c'est long et épuisant. On se répète parce que la vie est bourrée de répétitions. À force, les lecteurs connaissent nos habitudes. Il prenait un mois par an (deux semaines ici, une autre là) et la grogne montait très vite. Qu'est-ce qu'il fait ? Où est-il encore allé ? Il n'y a pas que le vélo dans la vie.
Cette façon de le réclamer sans ménagement n'est pas pour lui déplaire, car c'est exactement ce qu'il voulait être pour ses lecteurs : un objet essentiel comme le téléphone, ou une habitude comme le café du matin. Un élément de la nature comme la pluie d'été. Il a réussi à se fondre dans le paysage.
Mais le style sur une telle longueur, je n'ai pas encore compris comment ça fonctionne. Foglia est fils d'ouvrier qui sait que pour durer, il ne faut surtout pas se presser, tout en donnant l'impression d'aller plus vite que quiconque. Faire le mort pour mieux rebondir : il a dû peaufiner cette technique des cyclistes du Tour de France. Sans trop ruser aussi, car la ruse nous use avec le temps. S'arranger pour imposer son rythme.
La ville peut bien s'exciter à propos d'un film, d'un livre, d'un jeune prodige musical sauf s'il s'agit de Plume Latraverse, Foglia en parlera quand ce sera le temps. Le présent ne se fait pas uniquement avec les évènements. Finalement, il se sentira toujours proche des échappées et des ruptures de ton de Céline, et de son humour terrifiant qui cache malgré tout un cœur palpitant. Je crois tout de même qu'il s'était arrêté à son premier roman : Voyage au bout de la nuit.
Alors comment s'organisait-il pour affronter ce monstre, le temps ? Il s'est fragmenté en mille figures qui sont tant de chapitres d'une vie qui ne fut pas aussi amusante qu'on croit, car le chroniqueur devait rester immobile à se gratter la tête pour faire cette chronique où nous trouverons sûrement un mot, une phrase, un silence, une métaphore qui nous aidera à sourire une partie de la journée.
J'ai failli oublier son sujet le plus obsédant. Il n'en parlait jamais longuement, mais il y revenait toujours. Au Caffè Italia, ce jour-là, je me suis arrêté juste avant de lui poser cette question vulgaire à force de familiarité : et la mort ? Ah, la belle de Cadix, comme il l'appelait dans sa page. Finalement, il a échappé au cancer du côlon qui l'effrayait tant.
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