
Bar St-Denis : l'évidence tranquille
Étoiles montantes de la restauration, institutions qui résistent à l'épreuve du temps, perles cachées… Nos critiques y plongent leur fourchette et vous aident à faire des choix avisés. Cette semaine, on visite le Bar St-Denis, joyau discret de la gastronomie montréalaise.
Un lundi soir de juin, sur un coup de tête, nous nous sommes installés au comptoir du Bar St-Denis, sans ambition critique. Juste pour le plaisir de manger. Mais après quatre plats dévorés à deux, une évidence s'est imposée : il fallait revenir, puis témoigner. Car plus de six ans après son ouverture, l'établissement est au sommet de son art.
Tous deux « diplômés » des cuisines d'Au pied de cochon, David Gauthier et Emily Homsy ont d'abord voulu ouvrir un bar où on mangerait bien, avec des vins d'artisans, mais un certain dédain d'une création de cocktails affectée.
Progressivement, la grande salle à boire est devenue une véritable salle à manger et le Bar St-Denis s'est assumé à titre de restaurant. Aujourd'hui, une table peut même demander d'être prise en charge par l'équipe, qui composera un menu en cinq services pour 85 $ par personne.
PHOTO ÉDOUARD DESROCHES, COLLABORATION SPÉCIALE
Emily Homsy et David Gauthier sont copropriétaires du Bar St-Denis.
Avec le temps, les deux chefs ont décidé d'optimiser leur fonctionnement en se répartissant les rôles : l'un à la cuisine, l'autre au service. Emily est donc allée en salle. Elle alimente également la carte des vins et à ce chapitre, elle excelle ! Les choix au verre – trop souvent d'une très ennuyante prudence – sont particulièrement jouissifs ici. Enfin des belles quilles ouvertes pour ceux et celles qui n'ont pas envie d'une bouteille au complet.
J'ai fini par choisir – et apprécier – un blanc élaboré par la Low Life Barrel House de Winnipeg à partir de raisins ontariens (cépage acadie blanc). Dans le verre d'à côté, il y avait le toujours agréable Waiting for Tom, un rosé soutenu de Rennersistas en Autriche. À ma deuxième visite, un excellent riesling des Langhe, de la maison Cascina Corte, a accompagné à merveille un plat bien frais et chlorophyllé de pétoncles à peine cuits. Only Zull, un assemblage de pinot gris et de gewurztraminer en macération (vin « orange », oui !), s'est pour sa part trouvé plutôt en désaccord avec mes plats, mais en accord avec mes papilles.
PHOTO ÉDOUARD DESROCHES, COLLABORATION SPÉCIALE
À la bouteille ou au verre, on boit bien.
Aujourd'hui, il y a une courte carte de cocktails, dont certains un brin plus élaborés que ceux des tout débuts, mais j'ai constaté, surtout à mon passage à quelques jours de la fête du Canada et du 4 juillet, que la bartender préparait beaucoup de martinis. Il y a une forte clientèle anglophone, qu'elle soit canadienne ou américaine, confirme Emily, et ces derniers semblent aimer leur gin à l'apéro.
Si ces touristes sont au rendez-vous, c'est entre autres parce qu'ils consultent le palmarès Canada's 100 Best, sur lequel le Bar St-Denis fait bonne figure (il est présentement au 27e rang), croit la copropriétaire.
Depuis quelques années déjà, le compte Instagram du Bar St-Denis fait saliver, avec ses superbes photos de plats colorés prises par le polyvalent artiste Mathieu Goyer. En juin, la palette était au vert. La teinte a dominé mes deux repas. Les dernières asperges de la saison avaient été blanchies à la perfection. Une sauce gribiche ultracrémeuse avec de gros morceaux d'œuf et des boutons d'hémérocalles marinés (à la place des câpres) les enrobait. Les concombres croquants baignaient dans un gaspacho vert herbacé, relevé d'ail des bois mariné et dynamisé par une feta friable au goût salin et légèrement piquant. La savoureuse saucisse à l'agneau en spirale reposait sur des gourganes rehaussées d'herbes salées grossièrement hachées. Même le spaghetti alla chitarra était d'un vert émeraude éclatant, avec une burrata fondante au centre et de la chapelure croustillante. Un équilibre réussi entre fraîcheur, onctuosité et texture.
Mais tout n'était pas vert sur ce menu de début d'été. Il y avait aussi une superbe tranche de tomate jaune nichée sous un lit de labneh crémeux parsemé d'olives, de pistaches, d'herbes fraîches et de sumac acidulé. Dans un registre plus opulent, nous avons commandé les dodues morilles farcies d'un hachis de porc savoureux, nappées d'une sauce au xérès bien réduite. Quelques feuilles d'orpin ajoutaient une touche végétale et subtilement acidulée en finition.
En dessert, le gâteau au fromage était une véritable œuvre d'art, paré d'un délicat assortiment de fleurs comestibles aux teintes variées. Lors de ma visite, il était nappé d'un glaçage à la camerise et agrémenté de ces petits fruits à la chair aigre-douce.
Certes, la salle du Bar St-Denis est plutôt vaste, mais rien ne justifie qu'elle ne soit pas pleine tous les soirs – remplie d'un beau mélange de gens du quartier, de travailleurs de la restauration (qui savent, eux, que cette adresse est une valeur sûre) et de touristes gourmands. C'est un joyau discret de la scène culinaire montréalaise.
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30 minutes ago
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Rej Laplanche, punk un jour, punk toujours
Il y a 25 ans s'amorçait à MusiquePlus l'émission 123Punk, avec pour animateur un jeune passionné de musique rock caché derrière une planche de skate. Celui que l'on appelle encore aujourd'hui « Rej Laplanche » habite aujourd'hui la région de Québec, où on pouvait l'entendre jusqu'à tout récemment sur les ondes de la station BLVD. Il a annoncé la semaine dernière qu'il quittait son micro, ne se reconnaissant plus dans « la version 2025 » de cette antenne. « Depuis que j'ai annoncé que je quittais BLVD, j'ai reçu des propositions. Je ne sais pas si on va me réentendre à un micro de radio bientôt. Peut-être. Mais le web me tente. J'aime beaucoup le podcast. On verra bien », laisse savoir Rej Laplanche, qui continue d'animer plusieurs festivals de musique rock cet été. À 50 ans, il n'a pas envie de faire de compromis. Sa décision de laisser son émission de radio le prouve bien. Un saut dans le vide qui a quelque chose « d'un peu punk ». Quand on lui fait la remarque, Rej Laplanche, qui mène une vie rangée à la campagne avec sa conjointe de longue date et leurs deux ados, rigole. « Qu'est-ce qui est punk ou pas ? C'est la grande question. Au début des années 2000, il y avait presque des bagarres dans les bars pour savoir ce qui était vraiment punk et ce qui ne l'était pas. Quand on est arrivé avec 123Punk, c'était aussi le grand débat. Pour les puristes, une émission de télévision, par définition, ça ne pouvait juste pas être au punk », se rappelle-t-il. Gars de musique Rej Laplanche aura animé 123Punk pendant près de 10 ans sur les ondes de MusiquePlus. Il garde un très bon souvenir de ses débuts derrière une planche à roulettes à présenter les vidéoclips de NOFX ou des Planet Smashers. « Un stunt », qui se voulait un clin d'œil à Ed the Sock, une marionnette en forme de bas qui animait à MuchMusic, le pendant de MusiquePlus au Canada anglais. Mais pas que… « À l'époque, tous les nouveaux visages en ondes devaient être approuvés par Moses Znaimer, le grand patron de MusiquePlus et de MuchMusic, qui était basé à Toronto. Ça pouvait être long avant de recevoir son autorisation. On n'avait pas le temps d'attendre. Il nous fallait une émission sur le punk. Alors on a eu l'idée de me faire animer derrière une planche de skate. C'était assez punk ça aussi quand on y repense », raconte en riant Réjean Claveau, de son vrai nom. PHOTO ANDRÉ TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE Les VJ version 2004 de MusiquePlus, de gauche à droite : Stéphane Gonzalez, Rej Laplanche, Mélanie Cloutier, Mike Gauthier, Rebecca Makonnen, Chéli Sauvé-Castonguay, Izabelle Desjardins, Valérie Simard, Denis Talbot et Nabi-Alexandre Chartier. L'animateur avait repris son nom de baptême durant les années où il a travaillé à Radio-Canada à Moncton, après son départ de MusiquePlus. Lorsqu'il a déménagé à Québec et qu'il a pris la barre de la matinale de BLVD, en janvier 2021, il est redevenu Rej Laplanche. À l'époque, BLVD était une station rock. Depuis, elle a adopté un format plus proche de la radio parlée, avec une orientation politique marquée à droite, à l'image de sa rivale CHOI Radio X. En entrevue avec La Presse, Rej Laplanche a tenu à préciser que sa décision de quitter la station n'a rien à voir avec sa ligne éditoriale. Il assure aussi partir en bons termes avec les patrons. Ce n'est pas une question de gauche ou de droite. C'est vraiment le format de radio parlée, qui est collé sur l'actualité, qui ne correspond pas à ce que je suis. Rej Laplanche « Moi, il y a un nombre maximal de fois où je peux parler du tramway dans une année. En parler tous les matins, je ne peux juste pas », fait valoir Rej Laplanche, qui reste d'abord et avant tout un gars de musique. Fier VJ MusiquePlus a été son terrain de jeu pendant une quinzaine d'années. Cette chaîne était perçue comme une école par beaucoup de jeunes animateurs, venus y faire leurs preuves dans l'espoir d'être repêchés ensuite par TVA ou Radio-Canada. Rej Laplanche n'a jamais vu les choses de cette façon. Il se souvient d'avoir été courtisé à l'époque par plusieurs radios commerciales et par ICI Musique. La réponse a toujours été non, « même pour 20 000 $ de plus ». PHOTO MARIKA VACHON, COLLABORATION SPÉCIALE Rej Laplanche Rien ailleurs ne me permettait de vivre ce que MusiquePlus me faisait vivre. Si le MusiquePlus que l'on a connu existait encore, j'y serais toujours. Rej Laplanche Or, l'ancienne chaîne de référence des ados québécois n'était plus que l'ombre d'elle-même à la fin. La musique était devenue secondaire. La programmation se composait essentiellement de téléréalités américaines doublées. La fermeture paraissait inexorable depuis l'arrivée de l'internet. Aurait-elle pu être évitée ? Rej Laplanche l'ignore, mais il croit quand même avec le recul que certaines décisions auraient pu être prises différemment. « On a peut-être été trop lents à réagir à l'arrivée du web. Je me souviens d'avoir parlé de YouTube à un patron à l'époque. Il m'avait répondu que ça allait être une mode et qu'on n'avait pas à s'inquiéter », souligne l'animateur, qui doute également que la création de Musimax ait été bénéfique. « Oui, Musimax, c'était bien pour ceux qui voulaient voir un clip de Céline ou de Garou. Mais ça a aussi fait en sorte qu'on a dilué notre contenu musical », regrette celui qui a trouvé difficile son départ de MusiquePlus, il y a 10 ans. Le bon vieux temps Les premières années après son départ, presque personne ne l'abordait pour lui parler de MusiquePlus. « Ça allait tellement mal à la fin. C'est comme si les gens préféraient ne pas y penser », constatait-il alors. Depuis, la fibre nostalgique a repris le dessus. Rej Laplanche dit se faire parler de MusiquePlus presque tous les jours. À croire que la défunte chaîne pourrait renaître de ses cendres. « Si on refait MusiquePlus, ça se passerait sur le web, c'est certain. Mais est-ce que les gens seraient vraiment au rendez-vous ? Oui, ils sont attachés à la marque. La nostalgie est très forte. Mais ont-ils envie de voir une nouvelle mouture de MusiquePlus ? Je ne sais pas », se demande l'ex-VJ.


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2 hours ago
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Hamilton, le nouvel âge d'or de la comédie musicale
A. D. Weaver (au centre) avec des interprètes de l'ensemble de Hamilton, en tournée Le spectacle Hamilton célèbre cet été son 10e anniversaire. Pour l'occasion, une tournée nord-américaine passe actuellement par Ottawa et s'arrêtera bientôt à Montréal, pour un total d'une quarantaine de représentations dans ces deux villes. Retour sur le phénomène qui a redonné un nouveau souffle à la comédie musicale. La genèse PHOTO CARLOS GIUSTI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS Le créateur de la comédie musicale Hamilton, Lin-Manuel Miranda Créé par l'auteur, compositeur et interprète new-yorkais Lin-Manuel Miranda (In the Heights), le projet de Hamilton remonte à l'été 2008, après que Miranda a lu la biographie, signée Ron Chernow, sur le fabuleux destin et le parcours hors norme d'Alexander Hamilton, l'un des pères fondateurs des États-Unis. Outre ce héros, l'œuvre met en scène d'autres grands personnages historiques : George Washington, Aaron Burr, James Madison, Thomas Jefferson, le marquis de La Fayette… Désolé, votre navigateur ne supporte pas les videos À travers l'ascension de ce bâtard et orphelin, né dans les Caraïbes, qui se rend à 19 ans dans les colonies américaines pour défendre son honneur et lutter pour l'indépendance, on suit le destin d'une nation. Et la naissance de la fragile démocratie américaine. Tout ça, sur une musique qui marie hip-hop, jazz, R & B, avec des vers en rap, du break dance et des numéros typiquement Broadway. Un parfait mélange des genres qui donne un spectacle à la fois sentimental et irrévérencieux, patriotique et très actuel. Hamilton a été qualifié de « première comédie musicale du XXIe siècle ». Outre ses 11 prix Tony, le spectacle a remporté des Grammy, des Olivier Awards, ainsi que le prix Pulitzer de théâtre. Énorme succès au box-office PHOTO JOAN MARCUS, FOURNIE PAR EVENKO Hamilton raconte une histoire révolutionnaire de passion, d'ambition et la naissance d'une nouvelle nation. Toujours à l'affiche après 3550 représentations en 10 ans à New York (sans interruption, sauf durant la pandémie de COVID-19), Hamilton : An American Musical est l'un des spectacles les plus lucratifs de l'histoire de Broadway. Depuis 2015, la saga sur la vie d'Alexander Hamilton a engendré plus de 1,06 milliard de dollars en revenus bruts… Rien que pour la production new-yorkaise. Pour la semaine se terminant le 30 décembre 2018, le revenu « hebdomadaire » s'est élevé à 4 041 493 $US. Au plus fort de son succès, avec 16 nominations aux Tony Awards, le prix moyen d'un billet pour voir Hamilton au Richard Rodgers Theatre oscillait entre 1000 $ (au balcon) et 3000 $ (au parterre)… À tour de rôle JOAN MARCUS, FOURNIE PAR EVENKO Elvie Ellis, Nathan Haydel, Jared Howelton et Tyler Fauntleroy font partie de la tournée nord-américaine de Hamilton qui sera présentée à la Place des Arts et au Centre national des Arts. Au fil des ans, la distribution a mis en vedette plusieurs acteurs fort appréciés des amateurs de théâtre. En une décennie, pas moins de 15 comédiens ont hérité du rôle d'Alexander Hamilton, tandis que 26 ont joué son ami et rival, l'ancien vice-président Aaron Burr. Le créateur du musical, Lin-Manuel Miranda, a été le premier à défendre le rôle-titre en 2015, d'abord au Public Theatre, puis à Broadway. Phillipa Soo jouait sa femme Elizabeth Hamilton et Leslie Odom Jr., Aaron Burr. 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Le spectacle devait s'y produire l'an prochain pour célébrer le 250e anniversaire de la Déclaration d'indépendance des États-Unis. Or, la production a déclaré ne plus pouvoir jouer après que Donald Trump eut pris le contrôle du Kennedy Center « pour dénoncer une dérive woke » du centre culturel de la capitale, en prenant la tête du conseil d'administration et en limogeant son directeur. « Nous ne pouvons pas soutenir une institution qui a été forcée par des forces extérieures à trahir sa mission de centre culturel national qui favorise l'expression libre de l'art aux États-Unis. » « Nous n'agissons pas contre l'administration de Washington, mais contre les politiques partisanes du Kennedy Center résultant de sa récente prise de pouvoir », a ajouté le producteur, en dénonçant « la purge » effectuée par Trump. Hamilton : An American Musical. Jusqu'au 17 août au Centre national des Arts ; du 19 août au 7 septembre à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Hamilton au grand écran Walt Disney Studios a annoncé mercredi qu'une nouvelle version cinématographique de Hamilton prendra l'affiche en septembre. Cette sortie en salles s'ajoute à la version primée aux Emmy, et disponible sur Disney+, avec l'inclusion de Reuniting the Revolution et de nouvelles interviews avec les créateurs new-yorkais qui parlent de l'impact du spectacle sur leur vie. « Lorsque nous avons filmé la production originale, en juin 2016, nous voulions capturer sur grand écran le sentiment d'être assis au théâtre Richard Rodgers pendant une représentation », a dit le réalisateur et producteur Thomas Kail. « Le film transporte le public dans l'univers du spectacle à Broadway d'une manière très intime. » En salles au Canada, dès le 5 septembre. Consultez le site de la pièce (en anglais)


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2 hours ago
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Un petit périmètre infini
Je désirais partager un inédit issu de mes carnets de Shéhérazade que j'écris depuis longtemps couchée dans ma chambre. J'espérais être arrivée au bout de ma peine comme de mes pages pour en livrer le tout dernier fragment, racontant la joie du bout de mon chemin, manifestant que toute tristesse se traverse. Mais… avec mon corps qui ne collabore pas bien, force est d'admettre que ce dénouement ne s'écrit pas encore. Isabelle Dumais Artiste visuelle, poète et enseignante, collaboration spéciale (Petit corps sans mains aux bras, à petits pas, avance encore. Traverse.) Si j'arrivais à écrire cette sortie du bois de mon corps triste, j'y raconterais la joie de nos égarements et déplacements nécessaires dans l'univers pour y trouver notre place, même si les miens vers ma classe de peinture − qui était, je le croyais, mon vrai lieu − m'ont menée aussi, avant de m'effondrer, jusqu'à cette chambre étroite où maintenant j'écris, un peu. « Il n'y a que ma chambre […] où je suis bien », écrivait Le Clézio dans L'extase matérielle. Cette place « [o]ù les aventures et les voyages commencent et se terminent », ces « quelques mètres carrés, très limités », forment dorénavant vraisemblablement mon lieu. Je n'ai que ma chambre, mais c'est ma chambre à moi (pour citer cette fois Virginia Woolf). Et je suis reconnaissante que ce soit, somme toute, une belle place. Car c'est une chambre avec vue. PHOTO ISABELLE DUMAIS, FOURNIE PAR L'AUTEURE Le fleuve Saint-Laurent Dans leur essai-manifeste Ce qui ne peut être volé, la philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenoglio nomment comme premier élément du bien commun à préserver « la perspective », et l'importance qu'en nos lieux nous puissions toujours « accéder à une vue ». « Voir l'horizon » est une « nécessité journalière » dont beaucoup trop d'êtres sur terre sont scandaleusement privés (et radicalement d'ailleurs, si l'on est aujourd'hui par exemple, mais pas seulement, une femme afghane). Si, pour de longues heures, il n'y a pour moi maintenant que ma chambre, j'aime qu'au troisième étage d'un bloc centenaire, près d'un cimetière, elle m'offre une vue sur des grands cèdres où chantent les oiseaux. Je ne vois pas le fleuve à la fenêtre de ma chambre. Mais par temps gris ouaté de chagrin opaque, je souris d'entendre aussi les cornes de brume des bateaux. Car ma chambre a un fleuve proche. (Petit corps triste, va saluer le fleuve au bout de la rue.) En cinq minutes à peine, mes pieds peinés me rapprochent du bien-aimé ; le Saint-Laurent soudain à mon chevet, la perspective alors s'offre vraiment, change. À deux pas de son torrent calme, je médite, fixe d'abord les vagues dans lesquelles mon corps triste, qui ne l'est alors presque plus, ne plonge pas. C'est qu'en bonne Clarissa Dalloway aimant la vie, je lève ensuite la tête, porte mon attention plutôt sur l'horizon devant. (En fait, j'aime tourner la tête de droite à gauche et constater : le fleuve beaucoup plus étendu que moi.) J'ai un ami qui, lorsque nous allons saluer le fleuve ensemble, aime regarder à droite pour contempler le pont. Il dit rêver avec lui de tout ce qui nous relie au monde. Je prends un moment exemple sur lui, regarde vers l'ouest, rêve de mes liens à prendre soin, bien que cette passerelle me rappelle aussi avec nostalgie tout ce qui me relie à ma vie debout longtemps d'avant. Si je préfère regarder vers l'est, ce n'est toutefois pas que pour regarder ailleurs que dans mon passé au corps encore flamboyant. C'est parce que je sais que par-là, au loin, le fleuve devient mer. Et j'aime en imagination suivre son flot et devenir océan… (Mon fleuve-océan proche ouvre l'espace pleureur de mes bras sans mains.) PHOTO ISABELLE DUMAIS, FOURNIE PAR L'AUTEURE Le fleuve Saint-Laurent En remontant lentement les trois étages vers ma chambre avec vue sur les cèdres seulement, je fais chaque fois une Gatien Lapointe de moi et chante aussi mon Ode au Saint-Laurent, la tête pleine de large. Le Clézio avait compris quelque chose quand il écrivait : « Quelques mètres carrés infinis […] voilà le pays. » Si j'arrivais à écrire ce dernier fragment joyeux de mes carnets, je crois que c'est ce que j'y dirais aussi. Et je savourerais ensuite ma chance de retrouver ma chambre sans papier peint, comme celui-là jaune à motifs de Charlotte Perkins Gilman dans lequel on cherche normalement à se perdre en y plongeant des yeux quand un corps-prison comme le mien est contraint à ne presque plus bouger. Si j'avais une telle tapisserie, je n'y plongerais pas de toute façon, là non plus. Je ne voudrais plus m'évader de ma vie minuscule. Je serais même joyeuse. Puisque j'ai une chambre avec vue et un fleuve-océan proche. Ce petit périmètre infini est mon pays. La beauté est là. C'était jusque-là pour moi inédit. (Et vous ? Comment allez-vous, sur votre tout petit bout de beau pays proche ?) Qui est Isabelle Dumais ? Isabelle Dumais est une artiste visuelle et écrivaine qui vit à Trois-Rivières et a enseigné les arts visuels au cégep de Drummondville. Elle a fait paraître trois livres de poésie aux Éditions du Noroît, dont le plus récent (Les grandes fatigues, 2019) a remporté le prix du Livre de l'année en Mauricie et le prix Gérald-Godin, puis a été finaliste au prix Alain-Grandbois. 1. Lisez la chronique « L'école de la 55 » de Mathieu Bélisle Consultez les autres textes de la série « L'école de la 55 » Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue