
«Ils ont un rôle d'incarnation, un peu comme nos rois jadis incarnaient l'État» : jusqu'où iront Jeff Bezos, Elon Musk et autres magnats de la tech ?
Madame Figaro. – Pour le grand public, les géants de la tech, comme Mark Zuckerberg ou Elon Musk, ont commencé par une idée simple mais révolutionnaire. L'autre point commun entre ces figures « disruptives » n'est-il pas d'avoir installé un véritable storytelling personnel ?
Olivier Alexandre. – La success-story des entrepreneurs de la tech est une fiction utile. Mark Zuckerberg (Meta), Elon Musk (SpaceX et X), Sam Altman (OpenAI) sont des célébrités, même si dans la tech, la star, c'est le système. Revenons un peu en arrière. Dans les années 1980, l'informatique sort des laboratoires de l'armée, des universités et des grandes entreprises pour devenir un objet de consommation courante. C'est un moment charnière, dont le levier est ce qu'on a appelé la «classe créative», ce que Bourdieu nommait «la petite bourgeoisie nouvelle» : les personnes travaillant dans la publicité, la communication, le journalisme, la recherche, l'entrepreneuriat, etc. Pour eux, la tech se met alors à concevoir des produits comme Hollywood génère des « blockbusters ». La communication autour des lancements de produits et services change de dimension. Apple fut l'un des principaux acteurs de ce tournant. Steve Jobs devient alors le roi de la tech. Pourtant, il ne savait pas coder. Avec Apple, la complexité devient magie, le changement devient révolution, et l'entrepreneur une figure contestataire s'opposant à l'ordre établi. Souvenez-vous de la photo de Steve Jobs en train de faire un doigt d'honneur devant le siège d'IBM en 1984, à New York.
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Facebook, Apple, Microsoft, OpenAI, Amazon… On associe tout de suite ces entreprises à des visages, pourquoi est-ce si important ?
L'entrepreneur dans la tech a un rôle d'incarnation, un peu comme nos rois jadis incarnaient l'État. Et comme pour les rois, cet effet d'incarnation transcende l'enveloppe charnelle. Steve Jobs ou Jeff Bezos n'ont pas toujours occupé des postes de direction d'Apple et d'Amazon. Dans la tech, la majorité des entrepreneurs sont des cofondateurs. Et les cofondateurs sont souvent remplacés par des manageurs à la tête des entreprises, même chez Google, où Eric Schmidt a rapidement pris le relais de Larry Page et Sergey Brin. Néanmoins, l'image de ces entreprises reste associée à un nom propre. C'est rarement le cas pour les grandes marques de consommation courante. Cela tient notamment au fait que dans la tech, qu'il s'agisse des produits, des équipes, de la structure des organisations ou de la réglementation, le changement est permanent. Il y a donc un besoin spécifique d'incarnation. Le CEO joue ce rôle.
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Ces super milliardaires de la tech US fascinent aussi parce qu'ils viennent le plus souvent de familles de classe moyenne supérieure…
La tech est un milieu où les milliardaires sont issus en majorité de catégories socioprofessionnelles et intellectuelles supérieures, essentiellement. On parle de gens qui a priori auraient pu devenir ingénieurs, médecins, chercheurs, comme leurs parents, mais qui sont devenus les plus grandes fortunes du monde et de l'Histoire. Il y a peu d'industries, de pays comme de périodes qui permettent une telle ascension. Cela contribue à la fascination que continue d'entretenir la tech. En dépit des critiques, elle conserve une image méritocratique, celle d'une industrie permettant une ascension sociale prodigieuse.
Les géants de la tech sont souvent présentés comme des entrepreneurs de génie, des pionniers, des « héros américains ». Sur quels fondamentaux culturels cette mythologie s'appuie-t-elle ?
Ce récit des origines est très lié à la culture politique américaine. Un certain nombre des Pères fondateurs étaient eux-mêmes entrepreneurs, propriétaires terriens, inventeurs et férus de nouvelles technologies, comme Thomas Jefferson, James Madison ou Benjamin Franklin. Le nom de Thomas Jefferson est, par exemple, une référence pour Elon Musk. Il fut président des États-Unis, mais également entrepreneur, homme de science, philosophe, défenseur des libertés… et propriétaire de plus de 600 esclaves. Dans la Déclaration d'indépendance américaine se retrouvent des principes chers aux entrepreneurs de la tech : liberté d'expression, liberté de croire, liberté d'entreprendre, même si ces libertés s'accompagnent d'inégalités. À ce titre, il faut garder en tête que les patrons de la tech sont des entrepreneurs particuliers, loin des entrepreneurs ordinaires américains. Ils sont plus diplômés, viennent des sciences et de l'informatique, ont une expérience et une vision positive des sciences et des techniques, d'autant plus qu'ils ont bénéficié d'un accès précoce aux nouvelles technologies. Les entrepreneurs nés entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont connu toutes les vagues d'innovation de l'informatique grand public : PC, jeu vidéo, Internet, réseaux sociaux, apps, IA. Et ce sont presque exclusivement des hommes.
Dans votre livre, vous parlez de la tech comme d'une religion de l'avenir. Que voulez-vous dire ? Est-ce dire que ces patrons sont de «nouveaux gourous» ?
Ce sont des gens qui ont grandi dans un univers hypertechnicisé, et qui sont plus souvent athées que l'ensemble de la population américaine. Ils considèrent les nouvelles technologies comme le moteur de l'Histoire. Ils pensent et s'expriment avec un point d'horizon : le futur. Ce qui les obsède, c'est comment les choses se passeront dans cinq, vingt, cinquante, cinq cents ans. Voire 2,8 millions d'années pour Elon Musk (année estimée d'explosion de la planète Terre selon Musk, NDLR), dont l'obsession est la fin du monde.
Quelles sont les questions politiques que pose la prise de pouvoir de la tech sur le monde ?
Lorsqu'on utilise des produits et des services technologiques, en un sens, on délègue un peu de notre droit au futur, car les industriels à la tête des entreprises qui les développent font des choix en notre nom, sans concertation. Est-on à l'aise avec cet état de fait ? Est-ce que l'on a envie que notre futur ou celui de nos enfants soit déterminé par des gens qui n'ont pas été élus, qui s'exonèrent régulièrement de leur responsabilité politique, voire méprisent les démocraties ? Gardons en tête cette leçon du XXe siècle : la tech n'a comme limite que celle qu'on lui fixe.
Olivier Alexandre est directeur adjoint du Centre Internet et société du CNRS.
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