
Je t'embrasse
« Ne rencontre jamais tes idoles », dit l'adage. On est généralement déçu. Ce ne fut pas le cas avec Foglia, que j'ai croisé pour la première fois en 1998 alors qu'il était venu à la rencontre des stagiaires de La Presse.
Même s'il avait l'âge de mon père, il y avait chez lui une éternelle jeunesse. J'ai eu l'immense privilège de faire partie de ces jeunes journalistes qu'il avait adoptés.
Avant de le rencontrer, j'admirais sa plume magnifique, sa façon de tout dire en ayant l'air de rien. J'ai appris à connaître le bourru au grand cœur qu'il était, mentor généreux, pince-sans-rire, curieux, fin observateur et potineur en chef de la rédaction, toujours prêt à poser une question indiscrète dans sa tournée habituelle de téléphone arabe.
« Rima, es-tu enceinte ? » Je ne l'avais pas annoncé encore. Je n'avais pas passé le cap fatidique des trois mois. Le connaissant, je savais que si je répondais oui, toute la salle serait au courant avant même que je ne l'annonce à mes parents ou à mes patrons. J'ai tout nié avant de lui envoyer un message alambiqué et repentant quelques semaines plus tard. Pierre, tu m'avais posé une question l'autre fois. Je t'avais dit non, mais c'est oui…
« De quoi tu parles ?… Ah, oui ! Je savais ! Je t'embrasse. »
Tous ses courriels « envoyés de son toaster » finissaient comme ça.
Je le revois dans mon salon, six mois plus tard, un jour glacial de janvier, la tête penchée vers mon nouveau-né qui dormait entre ses bras. Il n'osait plus se lever pour ne pas le réveiller. « Il dort comme un minou. » Un minou qui se souvient aujourd'hui de tous les chats qu'il a vus chez Pierre des années plus tard.
PHOTO FOURNIE PAR RIMA ELKOURI
Une photo du nouveau-né de Rima Elkouri qu'elle avait envoyée à Pierre Foglia pour se moquer un peu de lui
Ses chroniques embrassaient la vie, la sienne et la nôtre en même temps. Il vivait pour écrire, comme Annie Ernaux, dont il était un fervent admirateur. « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues », écrit Annie Ernaux. J'avais l'impression que c'était pareil pour lui. Une écriture comme un couteau, pour reprendre la formule de l'écrivaine. Précise, profonde, imagée, souvent émouvante, jamais cliché.
Le regretté photographe Michel Gravel, qui avait pris la photo du dernier paysage que Pierre voulait voir avant de mourir, lui disait : il y a assez d'images dans tes textes, t'as pas besoin d'un photographe. C'est si juste. Ça explique bien pourquoi il n'était pas uniquement le plus grand chroniqueur de l'histoire du Québec. Il était surtout un grand écrivain même s'il en refusait le titre.
Dans ses reportages de guerre, alors que la mort rôdait, il s'efforçait de raconter la vie. C'est ce que j'aimais le plus de ses chroniques. Cette urgence, comme il la nommait, de dire les rues, les gens, les enfants, les barbiers. Cette façon extraordinaire de raconter l'ordinaire. De rendre aux gens leur humanité. D'être très sérieux sans se prendre au sérieux. De notre envoyé spécial à Beyrouth (ou Bagdad ou Jérusalem), rien de spécial. Juste la vie, mon vieux.
Même dans les pays où règne la mort, il faut d'abord parler de la vie, sinon la mort n'est plus une tragédie, sinon la mort, c'est juste une information qui fait boum, l'écho sonore d'une analyse géopolitique, un boum machinal dans la tête des téléspectateurs tous les jours à la même heure si bien qu'ils n'y font même plus attention.
Pierre Foglia
J'adorais nos conversations dont je ressortais toujours un peu moins bête. C'était mon pusher de livres préféré, surtout à la veille d'un reportage. Lui qui avait fait le tour du monde était une bibliothèque ambulante.
Tu vas en Palestine ? Tu dois absolument lire Carnet de route en Palestine occupée de Danièle Sallenave. C'était l'un de ses livres-cultes pour expliquer comment Israël a réussi à faire passer dans l'opinion publique que la Palestine était une terre sans peuple pour un peuple sans terre. Même si ça lui valait invariablement des accusations non fondées d'antisémitisme, il avait consacré plusieurs chroniques à la question, avec une liberté de parole et un courage que j'ai toujours admirés.
« [Que] ce conflit atteigne de nouveaux sommets d'horreur, comme il n'y manquera pas, qu'Israël se montre plus colonialiste encore, aucun risque que je devienne moi-même antisémite. Ne le deviendrai jamais. Quelques centaines de millions d'humains sont dans mon cas et un peu tannés, comme moi, de se faire dire le contraire chaque fois qu'ils condamnent Israël », écrivait-il en 20101.
Il me faisait toujours rire dans ses récits de voyage. « Tu vas voir, Amman, c'est comme Laval ! » Au retour d'un reportage en Turquie, sur les traces de mes ancêtres arméniens, il me parlait avec nostalgie de l'Anatolie. « Ah ! Diyarbakir, si je me réincarne, c'est là que j'irai en voyage de noces. »
Je repense souvent aux conseils qu'il m'a donnés. Méfie-toi des hommages – il aurait détesté ce concert d'éloges et l'aurait tourné en dérision. Méfie-toi des fanfares et du tambour. Méfie-toi de ces sujets dont tout le monde parle sans avoir rien à dire. De ces tentatives de trouver du sens là où il n'y en a pas. De temps en temps, passe ton tour. Ose appeler les boss tard le soir pour dire : oubliez-moi, ma chronique est trop nulle.
Il croyait que l'on devrait plus souvent féliciter les chroniqueurs pour les chroniques qu'ils n'écrivent pas. C'était l'un de ses dadas bien avant que l'on ne bascule dans l'ère des réseaux sociaux et de la surenchère d'opinions. « Le jour où je n'en aurai plus du tout de décence, je vous ferai mes sept chroniques par semaine, elles prendront vingt minutes chacune, et je ne manquerai jamais mon tour. D'ici là, serait-ce trop vous demander de me crisser patience ? », écrivait-il déjà en 1985 aux lecteurs qui s'inquiétaient lorsqu'il sautait une chronique.
Il pouvait être aussi impitoyable avec les autres qu'il l'était avec lui-même. Lorsqu'il trouvait une chronique nulle, il ne se gênait pas pour nous le faire savoir. Tout chroniqueur devrait avoir cette forme de lucidité, disait-il. « Se rappeler de temps en temps qu'on est nul empêche de le devenir complètement. » En revanche, on savait que lorsqu'il lançait des fleurs à ses collègues chroniqueurs, comme il l'avait fait dans une chronique dont on me parle encore 18 ans plus tard, c'était sincère. « Rima est souvent à lire avec une petite laine », avait-il écrit. Je ne pense pas avoir jamais reçu plus beau compliment.
Il avait beau être chroniqueur de l'éphémère, son œuvre a traversé le temps, marqué les cœurs et les esprits à la manière d'un écrivain. Certaines chroniques ont moins bien vieilli, notamment sur des enjeux féministes. Malgré son éternelle jeunesse, il restait un homme de sa génération.
Qu'importe nos désaccords, il considérait La Presse comme sa maison, sa famille, et on ne touchait pas à sa famille. Il fulminait quand des chroniqueurs d'autres médias l'utilisaient pour mieux planter « son » journal, celui dont il était l'âme. Ne leur réponds pas, me disait-il. « Réponds-moi à moi, en toute liberté bien sûr, je veux dire sans égard à notre amitié, je te jure que l'affection que je te porte n'en sera pas affectée. »
Son pigeonnier dans la salle de rédaction était voisin du mien, ordre alphabétique oblige. Lorsqu'il s'est mis à déborder à l'hiver 2015, je me suis inquiétée, le pressant de démentir la rumeur selon laquelle il prenait sa retraite. Cette fois-ci, le potineur en chef a d'abord éludé la question, disant tout sans rien dire.
PHOTO FOURNIE PAR RIMA ELKOURI
En février 2015, Rima Elkouri avait envoyé à Pierre Foglia cette photo de son pigeonnier qui déborde, présage de sa retraite.
« Je suis à la retraite. Bon, ben, voilà, c'est dit. Arrêtez de m'achaler avec ça », a-t-il fini par écrire quelques jours plus tard, refusant de rédiger une chronique d'adieu, qui, croyait-il, serait forcément pathétique2.
J'ai eu la chance de le voir et d'échanger avec lui après son départ, de lui prêter un dernier livre que j'avais aimé, recommandé par mon autre pusher de livres préférée, Chantal Guy – Aurais-je été résistant ou bourreau ? de Pierre Bayard.
Je n'ai jamais su ce qu'il en a pensé. Mais je connaissais sa réponse.
Lorsque la maladie l'a frappé, il est devenu de plus en plus distant. Il disait que ses chats lui avaient appris plein de choses, entre autres celle-ci : « La paix est au prix d'une douce misanthropie. »
Ces derniers temps, j'ai souvent pensé à lui. Je prenais de ses nouvelles par la bande. Ça me peinait de ne plus le voir. Mais je savais que ça le peinerait encore plus de nous laisser le voir tremblant, diminué par la maladie. Je m'en suis donc remise à la sagesse de ses chats. Il fallait respecter sa douce misanthropie.
Adieu, mon vieux. Comme tu nous manques. On se retrouve à Diyarbakir ?
1. Lisez la chronique « Nous ne sommes pas antisémites » de Pierre Foglia
2. Lisez la chronique « La liste mon vieux, une dernière » de Pierre Foglia
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