
Drogues : «Comme San Fransisco, la France doit entreprendre une révolution sanitaire pour soigner l'addiction»
François Diot est thérapeute, spécialiste des conduites addictives. Il a notamment dirigé un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud), un centre d'aide pour les toxicomanes.
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San Francisco rompt avec un modèle de gestion passive des addictions, longtemps érigé en dogme. En conditionnant désormais la distribution de matériel de consommation de drogues à un accompagnement thérapeutique, la ville amorce un tournant majeur : sortir les usagers de stupéfiants de la rue, et non plus seulement les y maintenir vivants ou plutôt survivants. Une rupture qui bouscule les certitudes françaises pour lesquelles la réduction des risques reste trop souvent une fin en soi. Et si le moment était venu, en France aussi, de remettre le soin véritable au cœur de nos politiques de santé publique ?
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Le 2 avril 2025 marque un tournant décisif dans la politique de santé publique américaine : à San Francisco, ville pionnière en matière de libéralisme social, le maire démocrate, Daniel Lurie, annonce la fin d'une ère. Sous sa direction, la municipalité met fin à la distribution de matériel de consommation de fentanyl (pipes, feuilles d'aluminium, pailles, etc.) si elle n'est pas assortie d'un accompagnement thérapeutique bien défini. Il s'agit là d'une mesure radicale, mais pensée, assumée, et surtout nécessaire.
Ce virage symbolise la fin d'un paradigme : celui de la réduction des risques non conditionnelle, héritée d'un autre temps, face à une nouvelle crise — celle du fentanyl, un opioïde de synthèse cent fois plus puissant que l'héroïne. Alors que deux décès par overdose sont enregistrés quotidiennement dans les rues de San Francisco, le maire Daniel Lurie tranche : «Le statu quo a échoué. Cela s'arrête aujourd'hui.»
La distribution de matériel de consommation n'est pas condamnée en soi, mais définitivement remise dans un cadre thérapeutique structuré, pour transformer chaque interaction avec un toxicomane en porte d'entrée vers le soin
Sous les nouvelles directives du département de la Santé publique, dirigé par Dan Tsai, toute distribution de matériel devra désormais être conditionnée à un entretien de conseil et à une orientation vers un traitement. Le matériel pour fumer sera interdit dans les espaces publics, et les programmes devront prendre place en intérieur, dans des lieux agréés. Plus encore qu'un changement profond, c'est une rupture. Et, comme son nom l'indique, elle s'inscrit dans une stratégie plus large baptisée «Briser le cycle», lancée dans les 100 premiers jours du mandat de Daniel Lurie, pour sortir durablement les consommateurs de drogues de la rue et les orienter vers des parcours de soins concrets, mesurables, et aux effets durables.
Loin d'un retour au moralisme ou à la répression aveugle, cette réforme est scientifiquement argumentée. Comme le rappelle Keith Humphreys, professeur à Stanford, «associer la réduction des risques à une entrée vers les soins, ce n'est pas trahir la compassion, c'est l'incarner réellement.» La distribution de matériel de consommation n'est pas condamnée en soi, mais définitivement remise dans un cadre thérapeutique structuré, pour transformer chaque interaction avec un toxicomane en porte d'entrée vers le soin. L'objectif est clair : cesser d'accompagner la consommation comme une fatalité, et commencer à accompagner le rétablissement comme une priorité de santé publique.
Le plan «Briser le cycle» ne se limite pas à la gestion des drogues. Il s'intègre dans une refonte complète du dispositif social et sanitaire de la ville : création de lits de sevrage et de stabilisation ; accès accéléré à la buprénorphine, à la méthadone : raccourcissement des délais pour l'entrée dans les parcours de soins (sevrage, postcure, etc.) ; renforcement des équipes désormais intégrées à des unités de quartier responsables, lesquelles ne sont plus composées seulement de travailleurs sociaux mais de médecins addictologues et de psychologues cliniciens ; collaboration renforcée entre services sociaux, police, associations et municipalité.
La France reste enfermée dans un modèle de réduction des risques hérité des années 1990, qui fait de la distribution de seringues, de kits pour fumer du crack, et de l'ouverture de salles de shoot les seules solutions efficaces et progressistes ace à l'usage de drogues rues
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Cette politique, articulée et fondée sur des indicateurs de résultats (taux d'overdoses, accès aux soins, stabilité résidentielle) marque le retour d'un volontarisme municipal dans la gestion d'une crise humaine trop longtemps abandonnée au fatalisme. Pendant ce temps, la France reste enfermée dans un modèle de réduction des risques hérité des années 1990, qui fait de la distribution de seringues, de kits pour fumer du crack, et de l'ouverture de salles de shoot les seules solutions efficaces et progressistes ace à l'usage de drogues rues. Mais ces dispositifs, utiles à une époque, n'ont jamais été pensés comme une fin en soi. Or, dans de nombreuses villes françaises, ils sont devenus l'unique horizon d'une politique publique incapable d'assumer une ambition thérapeutique. Le soin est relégué à un rang marginal. Le rétablissement n'est plus un objectif, mais un rêve lointain. Les acteurs de terrain eux-mêmes dénoncent un «accompagnement de la survie», sans espoir de transformation.
Et pendant que l'on distribue, sans condition et sans évaluation, du matériel de consommation à des jeunes de plus en plus précaires, et que des centaines de millions y sont consacrés par les pouvoirs publics, les places en lits de sevrage, en soins résidentiels, en suivi psychothérapeutique restent désespérément insuffisantes.
San Francisco a osé ce que peu de villes démocrates avaient tenté : briser le confort d'une politique de réduction des risques devenue, avec le temps, une gestion technique de la survie
Ce que San Francisco montre aujourd'hui, c'est qu'un changement est possible sans renier la compassion, ni sombrer dans la répression brutale. La ville propose un modèle équilibré, fondé sur l'exigence, la responsabilité, l'accompagnement intensif et l'accès au soin véritable. La France pourrait s'en inspirer. Car il est temps de conditionner toute politique de réduction des risques à un accès structuré au soin, de ne plus se satisfaire des maraudes consistant à distribuer du matériel stérile, mais profiter de ce contact pour instituer une relation thérapeutique. Il faut augmenter massivement les moyens pour le suivi psychiatrique et psychologique, pour le logement accompagné, la stabilisation physique et mentale, faire de chaque interaction une opportunité de transformation et d'orientation vers l'abstinence. Pour cela, le discours doit changer : «retrouver le chemin de la vie sans les drogues et se reconstruire». Enfin, développons une offre nationale de centres de traitement sur le modèle validé scientifiquement des «Rehab centers» anglo-saxons ainsi que des centres résidentiels ou communautés thérapeutiques inspirés du modèle Minnesota. Conclusion : passer de la gestion de crise au choix du courage
San Francisco a osé ce que peu de villes démocrates avaient tenté : briser le confort d'une politique de réduction des risques devenue, avec le temps, une gestion technique de la survie. Elle a compris qu'on ne sauve pas durablement des vies en accompagnant la chute, mais en tendant la main vers la remontée. Distribuer du matériel de réduction des risques sans proposer de soins, c'est installer l'abandon dans des gestes quotidiens sans cesse répétés. Tolérer, se contenter d'améliorer la vie avec les drogues, sans perspective de transformation, c'est renoncer à l'idée même de rétablissement.
À lire aussi Eugénie Bastié : «Drogue, obésité, dépression... Quand la méritocratie nous rend malheureux»
Ce que la ville californienne remet en cause, c'est un certain fatalisme institutionnalisé. Celui-là même qui est trop souvent relayé en France par des associations enfermées dans une logique de maintenance, et non de transition. Ces structures, pionnières autrefois, risquent aujourd'hui de devenir les gardiennes d'un statu quo qui ne protège plus, mais prolonge la déchéance et l'errance.
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La France n'a pas à copier un modèle américain. Mais elle ne peut plus se contenter de répéter les recettes d'hier. Elle a les compétences, les moyens, et même les convictions nécessaires pour évoluer. Ce qu'il lui faut, c'est une volonté politique résolue, capable de dire haut et fort : chaque personne dépendante est potentiellement rétablie. Encore faut-il lui en offrir la perspective et la possibilité.
Il est temps de dépasser la réduction des risques pour embrasser une vraie transformation. De faire de la santé publique une ambition, pas un renoncement. Et surtout, de croire à nouveau en la force du soin.
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