
Climat et canicule: «Mon but, ce n'est pas de protéger l'environnement, c'est de protéger l'humanité»
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«Mon but, ce n'est pas de protéger l'environnement, c'est de protéger l'humanité»
À 64 ans, Martine Rebetez, professeure à l'Université de Neuchâtel et à l'Institut fédéral WSL. Après une semaine de canicule, on est allés lui parler réchauffement.
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En bref : La sensibilisation au changement climatique progresse depuis la canicule de 2003.
L'industrie pétrolière retarde activement les décisions de réduction des énergies fossiles.
Les glaciers suisses disparaissent désormais à une vitesse particulièrement alarmante.
Comment parlez-vous à vos proches du réchauffement climatique?
En famille, le climat et les changements climatiques font partie du quotidien, parfois les enfants ont aussi assisté à mes conférences. J'ai le sentiment que pour les jeunes nés jusque dans les années 90, la canicule 2003 a marqué un cap, le changement climatique fait définitivement partie de leur vie.
Vous avez une minute avec un enfant de 10 ans au sujet de l'avenir du climat: vous lui dites quoi?
J'échange sur ce qu'il peut faire pour s'adapter et pour réduire les émissions. Ça m'est arrivé de parler devant des classes. Je leur demandais par exemple leurs idées de métiers pour le futur. Ensuite, on trouvait ce que, dans ce métier-là, il serait possible de faire face au changement climatique.
La première édition de votre livre, «La Suisse se réchauffe», a 23 ans. À chaque fois qu'il y a un épisode, grosse chaleur, éboulement, fonte des pôles en accélération, recul des glaciers, on revient vous interroger: il ne s'est rien passé depuis?
Je ne suis pas aussi négative. On a progressé en termes de prévention, d'adaptation, en particulier dans les villes, même dans les petites. On l'a peut-être oublié, mais avant 2003, la population chez nous ne savait souvent pas qu'il fallait s'hydrater suffisamment quand il faisait chaud. Des mesures basiques n'étaient pas connues.
Mais la réduction des énergies fossiles, on n'y arrive pas vraiment.
C'est bien là que le retard est le plus grave. La réduction de la consommation des énergies fossiles n'avance pas. Parce que la désinformation pétrolière marche à plein, et les sommes investies par les compagnies pétrolières sont tellement importantes que les décisions sont retardées en permanence, en Suisse comme ailleurs dans le monde.
Cette désinformation marche encore?
Elle évolue mais elle est toujours très présente. Longtemps ces milieux ont contesté la réalité de l'augmentation des températures et sa cause humaine. Vous trouviez régulièrement des personnes publiant des livres pour dire que ce que les climatologues racontaient était faux. Ce que communiquent désormais ces milieux pétroliers, c'est que certes, il faut agir, mais jamais comme on le propose. Ils sont extrêmement actifs auprès des gouvernements et avant les votations. Car le vrai niveau où on peut agir, c'est celui des structures, qui doivent être changées par la politique.
Qu'est-ce que vous pensez de l'écoanxiété, du fait que ce n'est pas de la bonne communication d'annoncer la fin du monde?
Venir critiquer en disant que c'est pour cette raison qu'on ne fait rien, ça ne tient pas debout. Ce que je vois, moi, comme écoanxiété, c'est surtout un sentiment d'impuissance. C'est cela qui peut rendre les gens malades. Et nous n'annonçons pas la fin du monde, au contraire. Ce n'est pas du tout le moment de baisser les bras. Tout est à faire. Il y a énormément d'emplois à créer dans le tournant énergétique par exemple. Mais faire croire que tout est perdu, c'est ce que l'industrie du pétrole, toujours elle, souhaite: c'est trop tard, ce n'est pas la peine de tenter quelque chose. Avant, les mêmes disaient: c'est trop tôt, il vaut mieux attendre d'être sûr.
À quoi ressemblerait une Suisse climato-compatible en 2050?
Ce serait une Suisse où tout le monde bénéficierait de plus de bien-être, parce qu'on aurait beaucoup moins de pollution, pollution de l'air, pollution par le bruit. Ce serait une Suisse basée sur les énergies renouvelables, sans gaspillage. La santé serait nettement meilleure. Aujourd'hui, techniquement, toutes les solutions sont disponibles, et moins chères que le pétrole. Et pourtant, la Suisse dépense encore, en moyenne, une douzaine de milliards de francs chaque année pour acheter des produits pétroliers ou du gaz à des pays étrangers dont elle reste dramatiquement dépendante.
Vous êtes d'une nature plutôt optimiste? On peut encore le faire?
Je suis pragmatique et pour l'action. Le constat est clair. Alors qu'est-ce qu'on fait? C'est sûr qu'il y a trente ans, on aurait eu de la marge et la capacité de faire mieux que ce qu'on a fait. Mais aujourd'hui, on a vraiment tous les moyens pour progresser très vite si on le choisit. Et même si le retard déjà pris va coûter cher en termes de catastrophes naturelles et de conditions climatiques qui vont nous rendre la vie difficile.
Est-ce que les problématiques environnementales sont aujourd'hui mieux prises en compte dans les universités? Architectes et économistes travaillent-ils plus avec vous?
En tout cas, à l'Université de Neuchâtel, cela se passe extrêmement bien. Avec mes collègues de sciences économiques, on travaille de manière interdisciplinaire. Nous avons mis en place des cours qui font intervenir les quatre facultés de notre campus. Il existe ainsi des filières déjà au bachelor et aussi en master où interviennent nos collègues des quatre facultés.
Y a-t-il un moment où vous avez senti une sorte de basculement émotionnel, personnel, dans votre compréhension du phénomène du réchauffement?
Quand j'étais étudiante, ma passion, c'était le climat, pas les changements climatiques. Je voulais analyser les composantes du climat. Mon projet, c'était de comprendre la relation entre le climat et la population. Mes premiers travaux portaient sur les dictons qui prévoient le temps. J'avais aussi déjà à cœur de transmettre les résultats au public. J'ai publié deux livres sur ce thème.
Quel genre de dictons?
Un des livres s'appelait «Les Saints de glace, Saint Médard et les autres», ce type de traditions de la culture populaire, dont je vérifiais la pertinence pour mieux les comprendre. C'étaient mes premiers travaux, mais j'ai aussi fait un travail statistique, en 1984, où j'ai utilisé des données météorologiques suisses. Et il apparaissait déjà clairement une tendance des températures à la hausse. Le signal est manifeste depuis le milieu des années 70. Il entrait en résonance avec ce qu'on savait alors sur la teneur en CO₂ de l'atmosphère, mais ça paraissait encore un peu court et aucun subside de recherche n'était disponible pour poursuivre.
Votre regard sur les paysages suisses a changé?
Ce qui me choque le plus, c'est de voir la vitesse à laquelle les glaciers disparaissent. Cela fait certes longtemps que je le sais et que je les vois reculer. Mais jusqu'au début des années 90, ça variait d'une année à l'autre. Ça ne reculait pas aussi vite ni si massivement. Alors que là, ça s'accélère à une allure à peine croyable. Je suis beaucoup en montagne, et de voir le glacier du Gorner depuis un sommet du Mont-Rose au-dessus de Zermatt, ça m'a encore frappée récemment. Aujourd'hui, il reste des parties de glaciers mais il n'y a plus cet énorme cirque glaciaire qui descendait toute la vallée.
Est-ce qu'il y a un aspect positif, même contre-intuitif, au réchauffement climatique pour la Suisse?
Jusqu'à un certain point, oui. Si vous regardez l'agriculture, on atteint maintenant un point de rupture. Mais jusqu'ici, il y a eu beaucoup d'avantages à bénéficier d'une saison de végétation plus longue, de températures plus élevées. J'ai parlé et travaillé ces dernières années avec le monde viticole de Neuchâtel, une région qui était un peu fraîche auparavant pour faire du vin. Un vigneron me racontait qu'encore dans les années 80, une année, il y avait eu tellement peu de sucre dans les baies qu'il avait attendu et vendangé en novembre, sous la neige. Mais désormais l'agriculture suisse souffre de plus en plus, surtout des sécheresses. C'est quelque chose qu'on ne connaissait pas hors du Valais.
Est-ce que vous demeurez convaincue que l'humanité parviendra à s'adapter? Ou craignez-vous que cela se termine mal?
Mon but premier, ce n'est pas de protéger l'environnement, c'est de protéger l'humanité. Je n'ai plus 20 ans, je n'imagine pas changer le monde. Je n'estime pas que j'en ai la responsabilité non plus. Est-ce que l'humanité va s'en sortir? C'est une question à poser aux ultrariches, qui font encore de l'argent avec le pétrole et pensent que leur fortune les protégera. Moi, je vais continuer à me battre. C'est mon travail et je vais le faire jusqu'au bout. Si vous demandez aux personnes avec qui je vais en montagne, on vous dira que je suis tenace et que je ne baisse pas les bras. Donc, les températures vont continuer d'augmenter et moi, je vais continuer à contribuer à améliorer les choses à ma mesure, et tant que je le pourrai.
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Christophe Passer, né à Fribourg, travaille au Matin Dimanche depuis 2014, après être passé notamment par le Nouveau Quotidien et L'Illustré. Plus d'infos
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À l'origine de son engagement: l'appel à l'aide d'un couple d'activistes afghans au centre PEN , association internationale de défense des écrivains dont Sabine Haupt est une membre très active en Suisse alémanique. Elle en fait un cas personnel. La professeure parvient à faire atterrir le couple à Genève en l'invitant à un congrès universitaire. Le trio établit ensuite une liste d'auteurs en danger de mort, sur le modèle de l'Union cycliste internationale qui a exfiltré 125 cyclistes afghanes du pays. Sur la centaine d'Afghans persécutés figurant sur sa liste, 50 ont trouvé refuge en Suisse grâce à des bourses ou des visas humanitaires. L'autre moitié a pu être évacuée vers l'Allemagne, l'Espagne et la France. Seule une poignée de cas restent encore en suspens. Un taux de réussite qui relève presque du miracle. «Mes filles me disent que je suis une ONG à moi toute seule», sourit modestement la professeure de littérature à l'Université de Fribourg, fraîchement retraitée. 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Si tout le monde faisait comme moi, le système ne pourrait évidemment pas fonctionner, mais tant que cela reste de l'ordre de l'exception, on agrandit considérablement la marge de manœuvre.» Aujourd'hui encore, l'écrivaine reçoit des messages déchirants d'Afghans cherchant de l'aide. «Leurs destins me crèvent le cœur, mais je dois malheureusement leur répondre que je m'occupe uniquement des gens qui figurent sur cette liste, ce qui demande déjà énormément de travail.» Le «grand drame», c'est que les visas sont désormais rarissimes. Depuis le début de la crise, «l'administration est devenue beaucoup plus cohérente, et donc beaucoup plus ferme ». Il n'y a «plus aucune porte à laquelle toquer». La voix émue, Sabine Haupt doit constater que «l'Europe s'est barricadée». En Allemagne par exemple, qui ambitionnait d'accueillir 1000 réfugiés afghans par mois au début de la crise, «le programme s'est stoppé net à la veille des élections l'année dernière». Valeurs égalitaires Pour les Afghans ayant eu la chance d'arriver en Suisse, reste l'immense défi de l'intégration. «Le plus compliqué, c'est de trouver une autonomie financière et sociale. Comme il s'agit d'intellectuels, ils ont une facilité à apprendre. Plusieurs ont déjà un niveau C1 en allemand. Mais en matière d'aide, ils se heurtent à des différences énormes d'un canton à un autre, voire d'une commune à une autre.» Beaucoup essaient de rester dans la filière universitaire, mais voient leurs idéaux se fracasser sur la barrière de la langue et l'incompatibilité entre les diplômes suisses et afghans. «Ce sont des gens réalistes, ils savent qu'il faut s'adapter. 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